Première féria

Journal de Séville, jeudi 27 avril

« La Féria de tous les records ». Au fond, c’est ça que préfèrent les sévillans, battre des records. Celui de la fréquentation du campo de féria a volé cette semaine en éclat. Mardi, ce sont plus de 350 000 personnes qui sont rentrées par la grande porte pour visiter leurs amis ou accompagner leurs gosses dans la grande rue de l’enfer, l’immense fête foraine aux manèges terrifiants qui borde la ville de toile et de lampions. Compte tenu des fortes chaleurs - 37 degrés hier mercredi - la tendance est différente de celle des années précédentes : c’est surtout à partir de huit heures du soir que l’on se presse dans les cassettes. La féria en journée en est beaucoup plus calme. Et étouffante. On a donc installé un second abreuvoir à destination des chevaux qui tirent les neuf cent calèches de divers modèles qui parcourent chaque jour les rues en terre battue de la féria. Quant aux chiffres fournis chaque jour par les autorités, certains laissent perplexes : mardi, sur 186 contrôles d’alcoolémie réalisés au sortir de la féria, seuls cinq se sont révélés positifs. Le communiqué officiel ne le dit pas, mais on ne serait pas très étonnés si les contrôles avaient lieu surtout entre 10h et 11h du matin…

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Féria 1

« Il fait une telle chaleur que, dans la rue, il n’y a que des chiens et des français… » C’est une vieille blague andalouse qui se vérifie chaque mois d’août. Mais fin avril, c’est plus rare… Alors aujourd’hui, on a fait les français : sinon, avec nos emplois du temps remplis comme l’esportón de Morante, comment on aurait fait pour honorer l’invitation à la caseta de nos amies ? On a donc choisi le jour le plus frais - il faisait 42 degrés à trois heures sous les toiles - pour le traditionnel ballet d’amitié et de blagues, de gambas blancas de Huelva, d’œufs brouillés aux asperges, de croquetas et de huevos fritos con jamón. Mais le sommet reste le plus simple : des tomates en tranches, avec du gros sel et de l’origan, arrosées d’huile d’olive. Une trinchera de velours de Morante !

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Une Diario

On en connaît, des historiens. Mais franchement, comme celui-là…

Comment imaginer ne pas reparler de ce qui s’est passé hier ? Ce mercredi 26 avril 2023 restera sûrement comme le jour où Xi Jinping a téléphoné au Président ukrainien Zelinsky - peut-être le tout début de la fin de la guerre ? Le jour aussi où l’église annonça que pour la première fois, les femmes voteraient au prochain synode… Le jour enfin où Élisabeth Borne présenta sans le savoir une démission tragique. On nous excusera peut-être, mais pour nous le mercredi 26 avril 2023 restera ce jour de canicule où, dans les arènes de Séville, Morante de la Puebla coupa les deux oreilles et la queue d’un toro de Domingo Hernandez.

Au fond, c’est d’abord ça que l’on cherche en se rendant aux arènes. Ces moments de communion exceptionnelle qui vous transportent, avec des milliers d’autres, un petit peu plus haut que vous-même.

Au fond, c’est ça que tous les toreros cherchent devant un toro, ralentir la charge folle du fauve par la seule magie d’un morceau de tissu rouge, et par la fermeté de son poignet et l’inspiration du temps et de l’espace, arriver à transformer la force brute en beauté dangereuse. Pour que ce soit la raison humaine qui l’emporte, puisque tout est là.

Dans une interview récente, le poète espagnol José Mateos avançait que, si la tauromachie disparaissait, la perte pour l’humanité serait beaucoup plus grande que la destruction de Notre Dame. La leçon d’hier de Morante ne disait pas autre chose.
Comment pourrait on ne pas en reparler ? Il y avait cette lenteur partout. On aurait tort de penser que la chaleur écrasante avait quelque chose à voir avec tout ça. Ni la relative faiblesse des Toros. Non, la lenteur, ce sont les trois toreros qui l'ont fixée comme principe, dès les premiers lancers de cape qui arrêtèrent le temps et les toros. Tout le monde se mit à toréer lentement. Mais au fond, qu'est-ce que c'est, toréer lentement ?

Depuis déjà vingt-deux ans, Organ²/ASLSP (as slow as posible), une œuvre du compositeur John Cage, est jouée dans l’église Saint-Buchardi de Halberstadt, en Allemagne. On veut dire qu’elle a commencé à être jouée en 2001, et qu’elle est loin d’être finie ! Avec ASLSP, John Cage a souhaité donner à l’interprète une autonomie nouvelle : celle de décider de la durée de sa représentation et de ses répétitions, à condition que l’interprétation respecte ce qui est écrit sur la partition, dans le tempo qu’il souhaite. Alors des musiciens de Halberstadt ont décidé d’un projet tout à fait radical : ils vont jouer cette pièce jusqu’en 2640… Il suffit de ne pas aller trop vite. Toreros !

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Hier soir par contre, dans la rue, dès que le torero, sur les épaules de ses admirateurs, a tourné le coin des arènes, quelque chose de la cité ordinaire a repris le contrôle. Le contraire de la lenteur. Morante déferlait sur une mer de jeunes sévillans habillés comme des jeunes Sévillans qui ont comme projet d'aller à la féria dès la corrida terminée. Costard noir ou bleu marine, chemise claire, cravate. Et bien peignés avec ça. Pas le genre qu'on imagine former un cortège, fut-il festif. Une manif de jeunes Républicains qui scanderaient le nom de Nadine Morano en défilant rue de la Paix. Sauf que là, nous étions en route vers l'hôtel Colon, et l'on criait le nom d’un torero. « José ! Antonio ! Morante de la Puebla ! » Sur l’air martial de : « El pueblo ! Unido ! Jamas sera vincido ! » Scansion sèche, pas de joie, pas d'hésitation ou de bégaiement dans les bordures. Une impression de violence se dégageait de la façon dont ils avançaient avec brusquerie. Je me souviens d'avoir raccompagné, au milieu de milliers d'autres types bizarres dans mon genre, José Tomas à son hôtel, à travers les rues de Barcelone, dans une folie joyeuse très indisciplinée. Hier, ça n'avait rien à voir. Pas de chansons, pas célébration festive : un slogan, reprit au cordeau. Une certaine dureté, un arrière goût de revanche. Bref, c’était bizarre...

groupe vieilles campana

Place de la Campana, onze heures du matin. Un groupe joyeux d’une soixantaine de vieilles dames septuagénaires se serre autour d’une guide qui brandit au bout de son bras un drapeau multicolore. Ça rigole, ça chante. D’où viennent-elles ? Où vont-elles ? On dirait le public tout entier de l’émission populaire de l’après-midi sur Canal Sur Andalucia, un concours de permanentes au Tipol et de blouses multicolores où des retraités de toute la comarca viennent raconter leurs joies et leurs soucis. Celles-là – il n’y a pas un homme – sont en pleine forme, qui chauffent la guide sur le thème « plus vite chauffeur ! » On saisira juste au passage que le rendez-vous est fixé dans deux heures, sur la grande esplanade d’Alameda de Hercules et que, d’ici là, campo libre ! Et toutes s’égayent en chantant…

Lesbiennes

 

Neuvième corrida du cycle férial, sept toros de Jandilla (changé le second pour un du même fer) pour
José Maria Manzanares, bleu nuit profonde et or, saluts et silence
Pablo Aguado, rouge du Labour et or, silence et silence
Tomás Rufo, laurier terne et or, deux oreilles (sérieux ? Deux oreilles ? Comme pour la faena de Luque jeudi dernier ? Deux, vraiment ?…) et une oreille, ce qui l’autorise à sortir par la Porte du Prince (sérieux ? Comme hier Morante ?)
Gravelotte sur Guadalquivir ! Mais pourquoi les oreilles tombent-elles sur nous pendant cette Féria comme des kiwis blettes à la fin de l’automne ? Parce que pendant deux ans, on a eu peur de mourir du Covid ? Mais ça ne marche pas comme ça, tout le monde se trompe !
Demain, c’est le grand retour de Sébastien Castella, et celui de Roca Rey, et de Juan Ortega…
Une naturelle de Pablo Aguado (photo Maurice Behro)

Une naturelle de Tomás Rufo (photo Maurice Behro)

 

Menú del Día

Aujourd’hui, pas de folklore ! Placido y grata, le restaurant du jour, situé non loin de la Mairie de Séville (Monsalves, 5), ne fait pas dans les têtes de toros empaillées ou les affiches des fêtes de Semana Santa. La salle est très claire, dépouillée, et les deux murs du restaurant qui donnent sur la rue sont remplacés par deux immenses vitrines. Ambiance un peu techno et froide, donc, mais la cuisine est fine et inventive, l’assiette vous réchauffera. Le gazpacho de tomate verte au maigre fumé est délicieux, comme les gyozas à la vapeur, des ravioles japonaises épatantes !

Placido y grata