Aguado_Vuelta

Féria de Bayonne : à ceux qui nous haïssent

Lorsqu’on arrive à Bayonne, de jour comme de nuit, on s’arrange pour traverser, à pieds, le pont sur l’Adour. C’est parfait quand vous venez en train : la gare est juste de l’autre côté du fleuve. C’est à Saint-Esprit que vous accostez, pas à Bayonne. Alors vous empruntez le Pont, et vous rejoignez la Nive, devant la Mairie. Vous avez suivi le parcours pédagogique qui vous permet d’entrer en ville. Car Bayonne se gagne par le fleuve. Dans la journée, vous croisez des pêcheurs accoudés à la balustrade, leurs cannes géométriques posées sagement près d’eux. Là aussi, un changement est en marche. Il y a moins de vieux passionnés à la coule. On croise, de plus en plus, des gens qui pêchent pour manger… Cet homme, par exemple, la cinquantaine fatiguée, le survêtement moyenne gamme qui bouloche : on voit bien, à son anxiété (habituellement, la pêche, ça détend !), au sérieux avec lequel il décroche de ses deux cannes les petites brèmes qu’il attrape (trop petites…), et les fourre, sur le trottoir, dans un sachet en plastique rose qui tremble un long moment entre ses jambes, qu’il pêche surtout pour nourrir sa famille…

A Bayonne, la petite féria de l’Atlantique, début septembre, est un des rendez-vous les plus charmants de la saison. Les lumières d’automne, les ciels de plomb bouillonnant qui se transforment en azur infini, l’arène de Lachepaillet qui s’apprête aux oublis de l’hiver – quelques peintures fatiguent, et les pétunias, dans leurs jardinières de mémère, lâchent la doucereuse odeur des fleurs finissantes. En fait, c’est ici qu’il faudrait terminer. Surtout pas à Nîmes la Romaine, à la San Miguel de Séville ou, pire, à Jaen, où tout se termine toujours. Le ciel de plomb, deux mouettes, l’humidité de l’océan, les toros comme des promesses, et l’on repasserait, lentement, le pont sur l’Adour…

Cette féria de rentrée 2015 ne restera évidemment pas dans les mémoires comme un cru exceptionnel. Mais on y mangea de merveilleuses omelettes, on révisa son Joe Dassin, et dans l’arène, tout de même, on put voir des choses importantes. Samedi, la brutalité sans race des toros de Pedres retint l’après-midi dans un demi-ton désagréable. Il y avait pourtant ce toro burraco qui, le matin au sorteo, vous suivait des yeux comme une concierge mal lunée. On avait envie, spontanément, de lui montrer ses papiers. De loin. Il y avait du chat noir dans l’air. Assez vite, les cuadrillas tombèrent donc d’accord pour l’éloigner. Dans le monde des toros, lorsqu’on ne sent pas un truc (surtout un toro), toute la raison de la terre ne suffit jamais à résoudre le malentendu.

Le sorteo de la corrida de Pedres, Bayonne, samedi 5 septembre 2015

Le sorteo de la corrida de Pedres, Bayonne, samedi 5 septembre 2015

Dehors le burraco. Et même lorsque le cinquième toro de l’après-midi, le second de del Alamo, un Manchego de janvier 2011 (noir, 589 kilos) vint à se casser net la corne contre le burladero de réception, l’ancien matador portugais Rui Bento Vasques (retiré en 2000), qui dirige aujourd’hui la carrière de Juan del Alamo, se précipita contre toutes les règles au toril pour demander à ce que le burraco, qu’on avait finalement relégué comme premier sobrero, ne sorte pas, mais qu’on envoie plutôt celui qui était prévu en second. Le second sort donc (ouf ! on a évité le chat noir), bien fait, 546 kilos. Il tourne, il vire, et en allant au cheval, perd son galop, un sabot, bref ses moyens. Nouveau mouchoir vert ! Il ne reste plus, dans les chiqueros, que ce Vivillo (né en avril 2011, 547 kilos), que personne ne veut voir. Vivillo sort, par force, et se révèle être un grand toro ! La seule morale de cette histoire, c’est que souvent, les chats noirs sont moins cons que les cuadrillas…

On assista donc à une faena parfaite de Juan del Alamo. Vivillo faisait l’avion dans sa muleta, sans turbulence aucune, sans trou d’air. Seulement parfois, la perfection, ça peut être presqu’ennuyeux. Bien sûr, le jeune matador de Ciudad Rodrigo s’est parfaitement hissé à la hauteur des qualités de ce toro ! Mais dès qu’il s’est hissé, il s’est arrêté : pourquoi aller plus haut que le sommet ? Hé bien parce que, justement ! Parce que c’est sur le sommet que commence l’exception. C’est à partir de là qu’un torero ajoute, ou pas, ce qui fait son âme, son talent unique, son art. Del Alamo n’a, pour moi, rien ajouté à la classe du toro. Dommage.

C’est bien simple : j’échange toute la faena de Juan del Alamo contre la douceur des quatre naturelles de face que Juan Leal a donné, une à une, comme les grains d’un chapelet, juste à la fin de sa première faena. Il y avait là un souffle, une beauté calme et retenue, que l’on n’attendait pas devant un tel adversaire. Ce toro faible et compliqué, Juan Leal l’a d’abord toréé comme il le fallait, c’est à dire pas comme il l’aurait voulu. Il a eu l’intelligence de comprendre que le toro n’aurait pas supporté la tauromachie lente et basse qui bouillonne dans son cœur. Qu’il aurait trébuché, chuté. Alors il est passé par le purgatoire d’un toreo à mi-hauteur qui a permis à l’animal de se refaire un peu la cerise. Puis la faena s’est radoucie, et il a libéré lentement ces quatre colombes.

On lit partout, tout le temps, que Juan Leal est à un tournant. Comme si l’on attendait qu’une route miraculeuse, cinématographique, s’ouvre devant lui. C’est qu’on n’a pas compris qu’il s’est inscrit dans une autre logique, qui passe par de hautes exigences, à commencer par celle d’un respect minimal pour sa profession et son engagement. Ça coince parfois avec des organisateurs ou des concurrents sans scrupules ? C’est inévitable. Mais ce n’est pas de nature à le faire dévier. Ce qui est dommage, c’est qu’une partie du public ne perçoive pas ça, et se range à la triste facilité. J’écoutais, le soir au restaurant, qui pérorait à une table près de moi, un spécialiste de la spécialité qui, pour se faire briller auprès de la pratique, entreprit une véritable démolition du jeune torero. Lui, c’est sûr, n’avait pas vu les colombes. Le public français est ainsi fait, qui préfère détester ce qu’il ne comprend pas.

 

affiche callejon

Le lendemain matin, le soleil était franc comme un cabernet. La journée commençait magnifiquement : la jeune fille de la boulangerie de la Place de la République – yeux verts de lentisques humides, sourire désarmant – m’avait offert un des sablés sur lequel je m’étais soudain mis à loucher. Le gâteau basque à la cerise que j’avais d’abord acheté fondait comme des premiers flocons de novembre. J’attendais le bus numéro 5, qui file directement de la gare aux arènes, devant la petite église de Saint-Esprit. Dans l’abribus, assise sur le banc, une jeune femme très perturbée se penchait mécaniquement d’avant en arrière en répétant, « Noël pour les chinois, Noël pour les chinois… » On avait envie d’imaginer le fil hésitant qui l’avait conduit à cette étrange sentence, on l’observait, en vain. Le chauffeur du bus, lui, attendait, debout près de la portière, l’heure fixée pour son départ. Je lui demandais s’il s’arrêtait bien aux arènes, malgré les restrictions de circulation. Il me dit que « pas de souci », qu’il était hier à la corrida, et que ces toros de Pedres, on aurait dû se contenter de les regarder en photo. Ce matin, il aurait bien vu la novillada, mais le boulot, n’est-ce pas… Deux vieux sont montés, avec sous le bras un coussin rectangulaire. Il a laissé tomber à voix basse, en ma direction : « ils y vont ». Bus d’aficionado.

Ce qui frappa, d’entrée, dans les arènes, c’est l’air mélancolique de Rafael Cañada après le paséo, appuyé seul contre la barrière, les yeux perdus dans le sable. Lui répondait l’appel triste des gaïteros, qui font ici de merveilleuses clarines. On s’est approché : « Non, je sais pas, c’est vrai, je suis un peu perdu ; c’est moi qui pose la première paire de banderilles, je suis pas encore complètement remis de ma blessure… » La première paire, et la seconde, furent magnifiques, à tel point que Rafael dut saluer. Fin de la mélancolie…

Les novillos étaient du maestro Joselito, qui rigolait à l’ombre, assis auprès d’une jolie jeune femme. Ils s’avérèrent assez peu intéressants. La matinée languissait – Louis Husson curieusement absent devant le meilleur lot ; le péruvien Joaquim Galdos, mal servi mais faisant preuve d’un métier et d’une intelligence taurine assez impressionnants – lorsque le sixième novillo sortit en piste. Pablo Aguado, très lentement, était allé s’agenouiller au centre, face au toril…

 

 

Le reste, c’est la découverte d’un novillero pétri de personnalité, qui fait les choses comme il les sent, même à l’envers, mais toujours avec une manière unique, des gestes inattendus, une inspiration fraîche et spontanée. Bref, on a envie de le revoir, et avec lui ce sentiment que la tauromachie est encore vivante…

Ce week-end, on venait à Bayonne comme en vacances. Après tout, la pression du boulot s’est échappée, on peut désormais ne plus penser qu’au plaisir. Mais cette fin d’été était aussi celle des dernières illusions : les milliers de réfugiés, les morts en Méditerranée. Le journal rapporte les lâchetés, les opportunes générosités soudaines des uns et des autres. Ça viendra, hélas, mais c’est toujours difficile d’oublier la photo de l’enfant sur la plage.

Il y a aussi le traditionnel article sur la traditionnelle manifestation anti-corrida que l’on attend pour cet après-midi. Au final, ils seront trente qui, avec l’étonnante recrue de quelques punks à chiens, vont s’égosiller dans un centre ville désert. Comment pourrait-on expliquer à ces gens-là, qui font preuve d’une haine agressive assez spectaculaire lorsque par malheur et par hasard on les croise, que ce qui se joue aux arènes, c’est justement cette incarnation d’humanité qui nous rend insupportables toutes ces dérives du monde ? Comment leur dire que parce que tout est en train de s’abimer dans la violence et la haine, il faut continuer à aller voir des corridas, pour réfléchir, en acte, à la barbarie, à la mort donnée, à la place de l’homme dans son destin, sa liberté ? C’est sûr que pour le coup, ils risqueraient, sans réfléchir une seconde (ce qui est quand même leur principale marque de fabrique), de prendre ça pour de la provocation. Ils auraient tort, bien sûr, mais qui le sait à part nous ?...

On pensait à ça en repassant l’Adour, ce soir-là, vers trois heures du matin. Et on se souvenait du pêcheur en survêtement, qui était là pour nourrir sa famille. On s’est penché sur les tourbillons du fleuve, là-bas, en bas. Mais désormais, on ne peut plus voir une vague ou un remous dans l’eau sans que vous revienne l’image de ce gosse noyé…

Noël pour les chinois ?