Josélito - De lumières et d’ombres

De lumières et d’ombres

La section "Papiers" offre à la relecture des textes parus dans la revue ou dans la collection Faenas.

"De lumières et d'ombres" est extrait du livre de José Miguel Arroyo, "Joselito le vrai" paru en 2014 (Verdier)

 

 

Yiyo était ma référence, et celle de tous les gosses de cette École Taurine de Madrid. José Cubero Sánchez était le leader, l’âme du groupe. Le plus astucieux, le plus sympathique, le plus filou, le plus marrant. Il avait un charisme particulier. Il était beau gosse, liant et, surtout, très bon torero. Il était le lièvre après lequel courait une meute de jeunes lièvres. Et on vivait ses premiers succès de novillero comme s’ils étaient les nôtres.

Moi, il m’aimait beaucoup. Et, de mon côté, je l’admirais en tout, même si c’était lui qui m’avait collé le surnom de Lentejita. Un soir, à la nuit déjà tombante, il est venu nous voir dans les arènes de l’École, pendant qu’on toréait de salon. Il est arrivé par le couloir qui donnait sur la piste, à contrejour d’une ampoule tremblotante et sale. Je n’ai pas pu le distinguer nettement au début, mais, à mesure qu’il avançait lentement, sa silhouette a pris un aspect resplendissant, comme si une lumière intérieure émanait du survêtement rouge et brillant, beaucoup plus cher que nos pauvres hardes, qu’il portait.

Yiyo était déjà sorti en triomphe de Las Ventas, il était matador en titre et ne venait plus à la Casa de Campo depuis plus de deux ans. Pour nous, il était un mythe. Ce soir-là, j’avais la sensation de me trouver devant un être extraordinaire, à le voir dans ce jeu magique de lumières. Bien sûr, je le connaissais, je l’avais fréquenté au quotidien, mais il m’inspirait une admiration encore supérieure à celle que je lui avais toujours vouée.

Cette image s’imposait à point nommé pour me convaincre définitivement que je pouvais être torero. Il était sorti du quartier de Canillejas, il était un gosse de faubourg, comme moi. Il avait débuté à l’École, comme moi. On s’était entraînés ensemble, pour ainsi dire main dans la main. Il était un type aussi normal que moi. Alors, pourquoi je ne pourrais pas devenir aussi un torero important ? Voilà pourquoi, dans mes périodes de becerrista et de novillero, j’ai toujours voulu être comme Yiyo. Je l’imitais même dans ses gestes.

En 1982, alors que l’École était passée sous gestion municipale, j’ai toréé beaucoup plus, près de quarante becerradas, et j’ai même porté l’habit de lumières pour la première fois. La chose a eu lieu le 15 août, à Salas de los Infantes, dans la province de Burgos. À l’époque, je n’avais pas de costume pour toréer, ni de moyens pour en acheter un, pas plus que lorsque j’avais débuté à Trujillo. Le pantalon m’avait été prêté par un camarade, Antonio Romero, et j’avais emprunté la veste courte noire, qui avait appartenu à Yiyo, à Bote. Et je portais les bottines offertes par les putes.

Un peu plus tard, j’ai enfin pu me faire confectionner mon premier costume de campo, pour le prix de vingt mille pesetas. J’en ai payé la moitié au tailleur à la livraison, mais le temps passait et je n’arrivais pas à solder le reste. Si bien que le type s’est impatienté et qu’il m’a fait deux relances plutôt menaçantes. Alors, pour la première fois, Martín Arranz a dû m’avancer de l’argent, comme il l’avait promis à mon père. Quant à ce tailleur tellement pressé, je ne lui plus jamais rien commandé. Pas même une muleta.

Le costume blanc et argent de mes débuts en habit de lumières était aussi d’emprunt. Il avait appartenu à Luis Francisco Esplá, puis à Yiyo, qui le lui avait racheté d’occasion. Enrique le gardait dans un placard de son appartement de Madrid. Il était très usé, mais quand je l’ai vu, avec ses broderies en forme de palmiers et ses passementeries au fil de soie, ça m’a coupé le souffle. Et plus encore quand j’ai vu, après l’avoir passé, qu’il m’allait comme un gant. Quel panard.

Le jour où je l’ai porté, à Salas de los Infantes, el Fundi et moi on s’était habillés, avec les cuadrillas, dans la salle de classe d’un collège. Je ne savais pas qu’il fallait se mettre à poil pour enfiler la culotte. Au contraire du pantalon du costume de campo, que tu peux porter avec un slip. Ça m’a collé une honte horrible, parce que je n’avais même pas de caleçon long à mettre par-dessous. Finalement, un banderillero a dû m’en prêter un.

En piste, avec des novillos costaud, l’expérience a été plutôt bonne. Je me suis senti plus torero encore, parce que je pensais que le fait de revêtir l’habit de lumières constituait l’étape ultime pour le devenir. D’autres garçons de mon âge, avec qui j’avais toréé des becerradas, l’avaient déjà fait, et quand je les voyais habillés comme ça, dans les pages de publicité des revues taurines, j’avais l’impression qu’ils avaient pris une grande avance sur moi, qu’ils avaient atteint un niveau et une catégorie que je touchais enfin, en ce jour de l’Assomption, en pleine Castille.

Car à ce stade, j’étais totalement obsédé, obnubilé par le toreo. Malgré le sale trouble que j’avais traversé après la mort de mon père, j’avais beaucoup avancé. Et les dirigeants de l’École, voyant ce qu’on faisait chacun de notre côté, avaient imaginé de présenter un trio fixe des meilleurs becerristas, un peu dans le style de ce qui c’était fait quelques années auparavant avec les princes du toreo.

Tout bien pesé, et après avoir ajourné d’autres aspirants pour les promotions suivantes, ils avaient choisi de réunir José Luis Bote, moi et José Pedro Prados, el Fundi, dans cet ordre sur les affiches. Bote, ami et voisin des Cubero à Canillejas, était de deux ans mon ainé, et il était inscrit à l’École depuis l’ouverture. Et Fundi, qui avait aussi trois ans de plus que moi, était arrivé en quatre-vingt de Fuenlabrada, sur les pas de son frère Ángel Luis, qui était déjà novillero.

Bien qu’il me l’ait proposé plusieurs fois, et que je l’en aie moi-même supplié après la dispute avec Pepita, Martín Arranz n’a pas voulu que j’aille vivre dans sa ferme avant d’avoir fait au moins une année d’études secondaires. Entre une chose et l’autre, j’avais quand même réussi à obtenir le brevet, à la fin de ma scolarité dans le collège du quartier, mais il m’a obligé à m’inscrire dans un lycée.

Comme je ne voulais pas continuer d’aller à l’école, j’avais soigneusement oublié de déposer ma demande d’admission à temps dans celui de La Guindalera, espérant que personne ne s’en apercevrait avant l’expiration du délai d’inscription. Mais il a repéré mon manège et a commencé à me chercher une place juste avant le début des cours.

Les Frères de l’instruction chrétienne du quartier ont refusé ma candidature, au prétexte que j’avais pris Éthique, et non Religion, comme option pendant les deux dernières années de collège. Bien sûr, je ne voulais rien savoir de l’église, mais mon choix n’avait cependant rien d’idéologique. C’était juste que les horaires de ces cours coïncidaient avec ceux de l’École Taurine, et qu’il m’était plus facile de sécher avec le jeune type qui nous parlait d’éthique qu’avec le curé. Évidemment, je préférais toréer que me « faire prendre le chou ». Mais même comme ça, je n’ai pas réussi à m’en tirer. Comme l’École de Tauromachie était passée sous tutelle municipale, Enrique a parlé avec des gens de la Mairie et il a fini par me trouver une place dans un lycée proche du Puente de los Franceses.

J’ai vécu encore quelques mois calle de Cartagena, mais je passais désormais beaucoup plus de temps à Colmenar de Arroyo, un village de la montagne à l’ouest de Madrid, tout près de la base de surveillance de satellites de Fresnedilla. Martín Arranz y avait pris un domaine en fermage, pour élever un troupeau de bétail brave, qu’il annonçait en corrida sous le nom de sa femme, Adela Amago.

Je n’avais pratiquement plus de contacts avec Pepita, on se voyait à peine. Chacun menait sa vie et si on se croisait, dans le courant de la semaine, avant de partir au lycée ou de retour de l’entraînement, nos relations étaient distantes, glaciales. Du vendredi au lundi, pendant les jours fériés, les ponts et les vacances, je vivais à la campagne, j’avais même ma propre chambre dans la maison de Martín Arranz. Mais au début 83, j’ai refusé catégoriquement de retourner à Madrid. Je ne voulais plus rien savoir de cette femme. Je n’ai même pas terminé l’année scolaire et plus jamais je n’ai ouvert un livre de classe. Je ne lisais que des bédés, principalement Captain America et Iron Man, qui étaient mes préférées.