Samedi matin. Je suis là, tranquille, en train de bader devant la vitrine du traiteur « La Fourchette des arènes ». Je bade systématiquement devant la vitrine des librairies, des quincailleries, des papeteries à l’ancienne. Des confiseurs et des charcutiers. Et maintenant que je n’ai rien d’autre à faire, ça ne risque pas de s’arranger…
Devant les promesses de « La Fourchette », deux petits vieux s’arrêtent, décidés : « Té ! Là, ils vendent de la bonne boustifaille ! » Combien de temps qu’on n’a pas entendu le mot « boustifaille » ?
Dans son Pregon à la ville de Nîmes, Zocato se moquait gentiment de la façon dont les nîmois et les arlésiens francisaient les mots de la tauromachie : « bandeurillère » ou « novillade ». Il aimerait ce panneau, coincé dans la vitrine contre un plat de cuisses de canards confites : « Péquillos à la brandade »…
En Féria, les enquêtes ne sont jamais terminées. Renseignements pris, le confiseur parisien dont nous parlions hier s’appelle en fait « Chocolatier de Paris », et il est sis au 203 du boulevard Vincent Auriol, dans le 13ème arrondissement de Paris. Dans le callejon, Gérard Dupuy apporte une précision supplémentaire : « C’est le seul confiseur parisien qui vous sert encore, habillé d’une blouse grise… »
Mais il y a aussi de vrais chocolats à Nîmes. Ceux-ci célèbrent carrément la féria, et se trouvent aux établissement deNeuville, rue de l'hôtel de ville !
Samedi matin, donc, les arènes proposaient un étrange rendez-vous, une corrida « mixte » avec le rejoneador Diego Ventura et le torero Julian Lopez El Juli. On rappellera à la direction des arènes que la première signification du mot « mixte », donnée par le bon Larousse, est : « Mélange de deux choses différentes, voire antinomiques ». En zootechnie, mixte désigne aussi les races bovines qui produisent à la fois de la viande et du lait. On ira pas jusqu’à dire que la question nous effleura l’esprit en voyant sortir certains toros de cette féria des vendanges, mais quand même un peu… Samedi matin, le mixte affichait le scénario du pire : un toro pour le torero à cheval, un toro pour le torero à pied, et ainsi de suite jusqu’à des heures où les restaurants ne servent plus que des thés gourmands… Encore, si on avait fait passer les trois toros du cavalier au début, d’un seul coup, on aurait pu trainer au bistrot. Là, il a fallu tout se taper, et c’était assez pénible. Le genre de la « corrida mixte » se multiplie à Nîmes depuis quelques saisons. C’est destiné, si on a bien compris, à convaincre les amateurs de rejon que la corrida à pied, c’est formidable, et à l’inverse, d’ouvrir le public traditionnel au toreo à cheval. Pour l’instant, on a plutôt l’impression que le résultat est d’emmerder les uns et les autres. Car on ne rentre pas comme ça dans une corrida. Il y a tout un tas de rituels mentaux, de signes, de patiences et de répétitions qui font que l’on s’installe dans ce chemin toujours un peu complexe. Là, cette alternance cheval-piéton a pour effet, le plus souvent, de nous en faire sortir…
Pour couronner le tout, ce samedi matin, les toros de Hermanos Sampedro et ceux de Victoriano del Rio n’ont pas donné beaucoup d’occasions aux toreros de nous convaincre du contraire.
L’élevage des frères Sampedro (mais Angel et Juan Antonio sont morts, et cela fait cinq ans que le fer est mené par le neveu, Fernando) est situé dans la haute banlieue de Séville, à Castillo de las Guardas. Un campo simple et beau, une finca sans apprêt. On est chez des paysans, pas chez les señoritos. Au printemps de 2005, nous y étions allés rencontrer Fernando Cepeda, qui tientait quelques vaches avant de faire à Dax, trois mois plus tard, son retour en France devant les toros. Les vaches étaient sorties avec envie et moteur, et on s’était régalé d’un jour parfait, de soleil et de cigognes. Après la tienta et la douche du torero, on s’était tous retrouvés dans la salle à manger des ganaderos, aimables et taiseux. Et très économes, nous avait-on prévenu. Effectivement, le buffet s’avéra maigrelet : une assiette de chips, un saucisson très ordinaire, des cacahuètes et UNE bouteille de Fino. Une. Epuisé par l’interview de Cepeda qu’il vient de terminer, Zocato enchaine rapidement deux ou trois verres. On s'y met et, très vite, la bouteille est vide. On attend avec impatience le moment où Vincent va s’en rendre compte. Il y revient enfin, et constate le drame. Alors, très gentiment, il se tourne vers Juan Antonio et, sur le ton de celui qui demande le chemin du retour : « Dites, on peut avoir une autre bouteille ? » Stupéfaction générale. Tout le monde se fige dans la pièce : les banderilleros, qui nous avaient prévenus, le torero, les ganaderos. On entend une mouche voler. Comme dans ces trucages de cinéma où l’image est figée, sauf un personnage ou un objet, Vincent agite doucement la bouteille au bout de son bras, comme un grelot, pour montrer qu’elle est vraiment vide. Et tout d’un coup, notre hôte semble s’ébrouer, se réveiller d’un long rêve, et file vers les cuisines. Il reviendra une minute plus tard avec DEUX nouvelles bouteilles pleines. Pendant l’heure qui suivit, chacun se succèdera auprès de Zocato pour discrètement le féliciter : jusque là, jamais personne n’avait réussi à leur faire remettre une tournée…
Ce matin, dans la cuadrilla du Juli, le quatrième péon a des airs de déjà vu. Un beau blond avec de l’allure. Ivàn García était encore matador de toros la semaine dernière. Il vient de raccrocher et de changer, comme disent les taurins, l’or en argent : il sera désormais banderillero, au service des matadors qui voudront bien de lui. Il y a dix ans, Ivàn García était un jeune torero prometteur, apodéré par Simon Casas qui lui ouvrit les portes de toutes les grandes arènes. Dans son livre Tâches d’encre et de sang (Au Diable Vauvert, 2003), Casas raconte que le véritable toro auquel s’affronte son protégé est le cauchemar bien réel d’une enfance maltraitée. Ivàn affronte des angoisses et des frayeurs terribles : la nuit, il dort avec ses chaussettes, pour pouvoir fuir sans perdre de temps lorsque son père, qui rentre saoul tous les soirs, vient le frapper alors qu’il dort tranquillement dans sa chambre. En 2003 (il fera partie l’année suivante des trois premiers toreros à se produire en Chine ; nuit de Chine, etc.), il fait sa présentation à Nîmes : « Ivan avait-il enlevé ses socquettes pour dormir la nuit du 4 juin ? Le fait est que le lendemain, dans les arènes de Nîmes, il a triomphé sans pudeur aux côtés de Josélito et d’El Juli. Il voulait mordre tout le monde, Ivan : chaque spectateur, le toro, ses compagnons de cartel… Et surtout, son histoire de gamin maltraité. A plusieurs reprises, le public s’est levé pour acclamer ce joli blond à l’allure d’un bâtard de Lady Di. Je pense qu’Ivan Garcia deviendra un excellent torero ; il a tout pour cela : habileté technique, courage rageur, savoir-faire aux banderilles ! Pour lui le chemin est long, il faut dire que le combat qu’il se livre à lui-même pose de sérieux problèmes. C’est dans l’arène de sa conscience qu’il doit se croiser au plus près des cornes. Il faut qu’il parvienne à porter une définitive estocade à la maltraitance. Jusqu’à la garde… »
On ignore si Ivàn García a réussi ou non à vaincre ses toros de la nuit, mais sa carrière s’est lentement effilochée, jusqu’à cette décision de se ranger dans les files des subalternes. Il pensait à quoi, ce matin, Ivàn, en pénétrant dans ces arènes où il coupa une oreille voici douze ans ?
L’après-midi, il était dans la cuadrilla de Andres Roca-Rey qui prenait son alternative. Au premier toro, il plaça deux paires de banderilles magnifiques. Au dernier, il fit une brega remarquable…
Samedi soir, il avait l’air un peu perdu, dans le salon hyper bondé du Wine Bar, au milieu de la cuadrilla survoltée et de la foule mêlée de péruviens en goguette et d’aficionados chasseurs d’autographe. On célébrait le triomphe de cette alternative prometteuse. La corrida fut de celle dont on sort, haletant et des étoiles plein les yeux, avec sur le visage affiché un de ces sourires niais et triomphateur qui fait croire exagérément qu’on a vraiment en l’avenir une confiance infinie. Miracle des grandes après-midi de toros. Pourtant, quatre exemplaires de Victoriano del Rio semblaient venus uniquement pour nous désespérer ! Mais Enrique Ponce est un torero d’exception, qui fit devant les deux pervers polymorphes qu’il avait tiré au sort un effort surhumain, engagé jusqu’à la déraison, s’appliquant avec toute la science d’un maestro d’époque et l’envie d’un débutant. Au cours de la première estocade, il prit un gros coup du plat de la corne de son toro sur les adducteurs droits, passa par l’infirmerie et revint, souffrant manifestement beaucoup, dominer et tuer son second adversaire, sur une seule jambe… Andres Roca-Rey, le jeune péruvien qui prenait-là son alternative, et qui devait se demander si c’était bien malin de choisir un parrain aussi inatteignable, se montra avec classe à la hauteur du défi. Quant à Juan Bautista, à qui revint les deux meilleurs toros, il ne les laissa pas passer. Une grande corrida, pleine d’émotion, d’angoisse, de joie pure. Du chocolat au lait pour nos plaies infinies...