TioPepe_dedos

Le grillon de Séville

Sigean, Perpignan, Barcelone, Valence, la route est longue mais c’est la route. Requena, Motilla del Palancar, San Clemente, Villarobledo. La radio est en boucle sur l’affaire catalane. Le pays se déchire-t-il pour de vrai ? Les uns font semblant d’y croire, les autres parlent de liberté. Dimanche, référendum en Catalogne. Les jours qui suivront diront, ou pas, le désastre moderne. Tomelloso, Argamasilla de Alba, les purs paysages du Quichotte, et ses noms propres. Puis à Manzanares, l’autoroute A43 se jette dans l’A4, qui coule lentement vers le sud et Séville.

Avant, on s’arrêtait souvent pour prendre un café à El Cruce. Avant, quand il n'y avait pas l'autoroute. Où est-il passé, ce « guide de la route du sud », que l’on tenait sur ordinateur ? Tous les bistrots, ou presque, entre Barcelone et Séville, entre San Sebastien et Séville. Là on recommandait l’omelette, ici les légumes à la plancha. On notait la pertinence des toilettes, le niveau sonore de la télé, la boutique de souvenirs ou de vins et fromages. « Km 345, Repsol. Les chorizitos à la braise et la salade de gambas sont à tomber. Par contre, éviter le terrible vin rouge de la maison. » On prêtait ça aux amis qui descendaient. Mais de sauvegardes en transferts de données, de disques durs en changements d’Intel, le guide s'est perdu. Une peine.
El Cruce, lui, est toujours là. Chemin faisant, il ne faut surtout pas l'attendre, sinon vous ne pourrez le considérer en un éclair que derrière d'infranchissables glissières d'aluminium : quand on le voit, il est déjà trop tard. Inaccessible. Il faut aller le chercher et prendre, juste après l’embranchement vers Cordoue et Séville, la sortie 172, une bretelle « via de servicio », qui vous amènera vers un autre bar-restaurant. Aucun intérêt. Là, sans désespérer, continuer tout droit jusqu’à apercevoir, au dernier moment, l’hôtel, la cafétéria et le restaurant d’El Cruce. Il est toujours là, mais il est vide. La pirouette autoroutière que vous venez de faire, qui la connaît ? Alors vers deux heures moins le quart de l’après-midi, vous vous retrouvez seul au bar, à maudire le progrès et ses zélotes. On voit bien que El Cruce, qui affiche sur son site internet les fêtes d’anniversaire comme spécialité, tente de négocier le virage. Mais ça n’a pas l’air facile. Les trois serveurs impeccables qui sont aux petits soins portent sur leur visage l’inquiétude des lendemains incertains. Certes, il y a toujours les formidables rampes en cuir pour descendre aux toilettes, le marbre rouge des escaliers, les chaises et les tabourets de bar en fer forgé qui pèsent une tonne… Il y a toujours ce kitch épais qui fait sourire, et un cuisinier qui n’a pas baissé les bras. Parmi les Montaditos crujientes, qu’une carte spéciale honore, on préconisera le n°418 (tortilla espanola, salmorejo et jamon iberico, 4€30). Il est au poil.

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En face d’El Cruce, on aperçoit un supermarché Eroski et un peu plus loin, un long hangar à l’enseigne du "Queso El Hidalgo". On dirait un garage pour poids lourds. Rien qui puisse ouvrir l’appétit. Et tout ça, c'est de l'autre côté du long ruban bruyant de l'autoroute qui sépare El Cruce du reste du monde. Derrière, un rond point, par où on est finalement arrivé, et des champs pelés, à perte de vue...

Peu avant Séville, on reconnaît au passage, en un coup d’œil, une autre des cafétérias du guide : Campiña del Rey où, sur la terrasse en auvent, le babyfoot est composé d’une équipe aux couleurs du Bétis, et une autre à celles du FC Séville… Aujourd’hui, c’est le Bétis, nouveau promu, qui rigole : les adversaires de toujours, les faux frères du Séville, sont derniers du classement de la Liga !... Derniers ! Ce matin, dans le Diario, il a fallu six pages pour analyser la dernière défaite, hier soir, contre Las Palmas (2-0). Après cinq journées de Liga, le Séville a deux points, et n’a encore gagné aucun match…

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On est arrivés. Et à Séville, c'est encore le temps du jasmin. On sort boire des coups, on rentre tard, et on traverse sans bruit la longue cour verdoyante. Un grillon a branché sa scie électrique. Il y a toujours, à Séville, un grillon qui vous accueille. Alors, entre deux pas, une bouffée vous enveloppe. Le lendemain, à midi, en longeant la ruelle qui, de la rue Adriano, fait le tour des arènes et mène au guichet, la même odeur de jasmin vous tombe dessus, douce, sucrée, et vous transporte.

La taquilla, justement : dans deux jours, c’est la féria de San Miguel. Le grand rendez-vous de l’automne. Mais on n’a jamais vu encore aussi peu de gens devant les guichets. Les toreros vedettes boudent la Maestranza, et l’empresa semble mépriser en silence l’aficion sévillane, qui le lui rend bien. On est arrivé, on a choisi entre trois guichets vides, et on a trouvé les places qu’on voulait. Pas très bon signe. Il faut dire, avec tout le respect, que les cartels font rêver surtout les toreros engagés. Quatre sévillans sur cinq. Un mano a mano Escribano / Lopez Simon samedi après-midi – ça encore, ça peut faire envie, mais le dimanche… Esaü Fernandez, Borja Jimenez et Lama de Gongora...

Bon, on se dit que tant qu’on sera là, on ne sera pas au bistrot.

A attendre, les nerfs en pelote, les résultats du référendum catalan…