On l’a vu !
Si si, c’était bien lui.
C’était avant-hier.
Et il était assis sur des gradins. Avec une casquette !...
Soudain, l’étrange et pathétique mundillo du web se pâme, se déchire la chemise, se griffe le visage (ce qu’on appelle les réseaux sociaux ressemblent de plus en plus à ces adolescents dépressifs qui, la voix et le rire suraigus, passent du rire aux larmes en un instant ; un coup je lynche Maïténa Biraben, un coup je hurle contre les catalans – hier, cette affiche, qui circulait : « Les catalans n’arrivent pas à terminer une cathédrale depuis un siècle et demi, et ils veulent nous faire croire qu’ils vont construire un pays en deux jours… » - un coup je pleure les réfugiés qui se noient, un coup je trouve que Cyril Hanouna est trop payé, un coup je vomis Nadine Morano. Et bien sûr tout se vaut, terriblement).
Bon, donc, José Tomás était avant-hier à Madrid, à Las Ventas, où il a assisté, depuis une grada de l’ombre, à la confirmation d’alternative du mexicain Fabián Barba. Tomás était accompagné du jeune Capea chez qui, si l’on a bien compris, il passe quelques jours pour tienter des vaches.
On va pas faire le malin jusqu’au bout : bien sûr que ça nous fait quelque chose d’avoir de ses nouvelles. C’est un peu agaçant de savoir qu’il ne va toréer que le 31 janvier à la Monumental de Mexico et qu’on n’y sera pas, mais quand même…
Hier soir à Séville, dans le magnifique patio des Casas de la Juderia, à Santa Maria la Blanca, on n’a pratiquement parlé que de lui.
La soirée s’inscrivait dans un cycle, « Los toros y yo », destiné à mettre en vedette des personnalités pour leur faire raconter leur rapport à la tauromachie. Les sévillans adorent ça ! Ce soir par exemple, place de San Francisco, dans les luxueux locaux du siège de Cajasol, le torero Jaime Ostos est attendu en mano a mano avec Maria Angeles Grajal pour parler « Toro et médecine »… En général, une petite troupe de sexagénaires très chics à la mode sévillane envahissent la salle, écoutent poliment un enfilage de perles tièdes et d’échanges transparents. Surtout, ne poser aucune des questions qui risqueraient de gêner, d’ouvrir un vrai débat, de remettre quoi que ce soit en cause. Séville est la plus belle des villes, ses arènes les plus merveilleuses du monde, ses toreros les meilleurs, et il n’y a aucun problème avec la gestion des Maestrantes (dont un représentant est généralement assis au premier rang). On a souvent l’impression que tout le monde est là pour astiquer la cassette générale à laquelle, d’une manière ou d’une autre, chacun doit bien se servir.
Bref hier soir, on s’attendait à des mondanités sans intérêt. On a pas été déçu : l’invité était José Ribagorda, journaliste de Télécinco en charge des journaux du week-end et de l’information taurine – quelque chose entre Claire Chazal et Zocato…
Au demeurant un type assez sympathique. Mais quand on ne vous pose que des questions très dérangeantes (« Ça fait longtemps que vous allez voir des corridas ? Quel est votre torero préféré ? »), vous ne risquez pas de vous fâcher avec grand monde.
Seul moment étonnant, quand à la question, quelle est votre arène préférée ? (il est bien entendu qu’ici, quand on vous pose cette question, c’est juste pour vérifier que vous allez répondre : « La Maestranza, bien sûr, qui ne se compare à aucune autre… » et vas-y sur le public le plus connaisseur du monde, et la musique, et les « Olés » à nuls autres pareils…), il lâcha, contre toute attente : « Nîmes, bien sûr !... ».
Tremblement subtil des mentons sexagénaires. Silence glacé. Incompréhension.
« Nîmes et son amphithéâtre prodigieux » – là, franchement, il n’y a rien à redire ! – « ses silences complices, ce respect partagé, cet enthousiasme instruit de la totalité du public, cette lumière inoubliable… » Évidemment, le type ignore qu’il peut y avoir quelques français dans le public, sévèrement épatés par ce qu’ils entendent. Évidemment aussi, il se réfère essentiellement à cette matinée magique – « pas un souffle de vent, l’amphithéâtre qui craquait sous le nombre… » – du 16 septembre 2012 où José Tomas affronta seul six toros, et marqua à jamais l’esprit et le cœur de ceux qui eurent la chance d’assister à cette miraculeuse déclaration universelle de paix et de beauté. Rivagorda, qui tenait absolument à convaincre son auditoire – je pense qu’il y parvint – rajoutait des notations, des anecdotes. Ce faisant, il rajoutait aussi à la légende, qui est une histoire en perpétuelle invention. Pour convaincre de l’émotion unique, de l’ambiance si particulière de cette corrida, que les aficionados présents ont tellement de mal à décrire, il cita deux phrases, qu’il dit avoir entendu criées dans les gradins, dans le silence parfait : « Mais comment est-ce qu’on pourra jamais te payer pour tout ça ?... » A quoi un autre répondit, d’un autre tendido : « Qu’on lui donne le Prix Nobel ! » Pourquoi pas (je crois me souvenir du Prix Nobel). S’il le dit, c’est qu’il a sûrement entendu ces deux phrases, prononcées par des admirateurs bouleversés. Et il n’en manquait pas ! Peut-être aussi, comme ces histoires de mexicains richissimes qui avaient affrété spécialement un avion pour venir assister à cette corrida, et qui repartirent ensuite, comme toutes ces autres histoires qui coururent et courent encore, elles font partie du brouillard amoureux dont toute rencontre inoubliable a besoin pour nourrir sa propre exception. La tauromachie, qui est tellement réelle, tellement précise, se dit aussi à coups de rêves éveillés…
Chaque fois qu’un ami va passer quelques jours à Séville, c’est la même embarrassante requête : « Dis donc, toi qui connais (aïe !...) ; tu peux pas me faire une liste des restos où il faut aller ?... »
La raison voudrait que l’on réponde, « Non, désolé, pas possible ! ». Mais les amis ne comprendraient pas, alors on ressort la petite liste des classiques, ceux qui, bon an mal an, peuvent faire illusion. Pas possible, parce qu’ici, de semaine en semaine, littéralement, tout change, tout se transforme, dans les catégories de la gourmandise. Un bar remplace un garage, un autre ferme ou change de cuisinier, on plaint ceux qui prétendent publier un guide gastronomique de la ville !... Une seule chose à faire : rester à l’affût des choses qui s’inventent, les petites et les grandes, noter les nouveaux spots, regretter les anciens. Profiter du meilleur.
Car Séville invente chaque jour une nouvelle manière d’enchanter la vie. Une manière essentiellement gourmande. Sur twitter, je suis un fidèle suiveur de #ODER, « Observatoire de la salade russe ». Oder est une « Organisation non gouvernementale » qui gère un « service de veille » sur la salade russe et la salade de gambas, deux fondamentaux de la cuisine de tapas sévillane. Tout est là : la gourmandise et l’humour andalou. Quotidiennement, les internautes soumettent des photos d’assiettes de salades proposées par tel ou tel bistrot, et eux, à partir de l’image et des précisions apportées, valident ou pas… C’est une préoccupation qui doit paraître tout à fait étrange aux français, car la salade russe est, dans notre pays, un des plats les plus médiocres que l’on puisse consommer. Or en Andalousie, et plus précisément à Séville, c’est tout le contraire : solidement appuyée sur une des mayonnaises les plus riches d’Europe, des patates goûteuses et des légumes frais, c’est souvent un véritable délice. Suivre Oder sur les réseaux sociaux, c’est donc aussi une manière de repérer de nouvelles adresses…
Mais comme souvent ici, il n'y a rien de plus sérieux que ces blagues-là : Oder est là pour défendre une certaine idée de la salade russe et de la salade de gambas. L’opinion, ici, c’est que l’on assiste à une regrettable dérive : les cuisiniers mettent de plus en plus d’ingrédients, « comme dans le gin tonic », ajoute le spécialiste maison. Oder est là pour que les cuisiniers sévillans ne se croient pas tout permis. Ainsi, ces vigiles bénévoles sont en guerre contre la tendance moderne de servir des boules de salade russe ou de salade de gambas. Des boules parfaitement rondes, comme des boules de glace !… C’est pour eux une hérésie totale qu’ils dénoncent, à grands coups de hashtag #NoBolasEnsaladilla, créé pour l’occasion, et qui rencontre un franc succès ! C’est par ce mot dièse qu’Oder a par exemple répondu, le 27 septembre dernier, à un twitt désespéré, illustré par cette photo, qui dénonçait publiquement et fermement le Bar Filomena, avenue José Laguillo : « Besoin d’une équipe d’intervention d’urgence ; ils m’ont mis du persil sur les boules !... »