Chinois_flousRED

Liquette et les beaux jours…

 

On est bien désolé pour ce titre énigmatique, mais il s’imposait. Alors il y a ceux qui comprendront, les autres demanderont à Zocato…

Le samedi, à Séville, c’est jour de perruches. Le samedi, on se marie. Alors le centre de la ville est envahi d’étranges groupes étincelants, queue de pie gris perle pour les hommes, invraisemblables chapeaux pour les femmes. A un coin de rue, vous vous retrouvez brusquement nez à nez avec une composition florale très audacieuse perchée sur la tête d’une quinquagénaire elle-même habillée en pinson. Ne hurlez pas, tout est normal. La preuve, ce retraité rondelet qui la suit, étouffant dans sa jaquette neuve, dont on voit bien qu’il n’aurait jamais dû insister pour mettre, sous le prétexte qu’elle n’avait servi qu’une fois, la chemise blanche du baptême du nieto… Ainsi vont Séville et les sévillans, à la messe d’abord, puis à la mairie, puis au bistrot, le galure des femmes perdant souvent à chaque étape un fruit rouge ou un petit animal… Le jour des perruches n’est qu’une des illustrations, de toute éternité, du goût immodéré des sévillans pour la touchante satisfaction immodérée d’eux-mêmes.

Perruches

Samedi dernier, la ville était envahie, comme toujours, par ces noces attendrissantes. Au dessous des chapeaux, on repère vite – même moi ! – la vraie catégorie des toiles, des tissus, des accessoires. Les riches ou les pauvres, puisque jusque dans ces jours exceptionnels, chacun, quoi il tente, reste prisonnier de son monde. On dira simplement que certains sont plus sympathiques que d’autres…

Sur le trottoir d’en face, d’autres groupes, compacts, qui les considèrent, les jaugent, et les photographient. Les japonais se multiplient à Séville, qui parcourent la ville en tous sens, affairés, soucieux de ne jamais perdre de vue la ridicule trique qu’un guide pas toujours très concentré laisse flotter au dessus de sa tête afin que tous, à chaque instant, s’y rallient. Personne ne peut dire ce que les japonais trouvent à Séville. Mais on sait ce que Séville trouve chez les japonais : quelqu’un pour la regarder…

Sévillanes

Mais à quoi reconnaît-on un japonais à Séville ?

Dans la rue, le japonais suit de quelques centimètres un Smartphone qu’il ne quitte pas des yeux. La japonaise, elle, fait pareil. Mais son Smartphone est agrémenté d’une coque rose avec des oreilles. Aux arènes, la japonaise commence par « se faire un selfie », toute seule. Et au moment de prendre le cliché, elle avance les lèvres en une moue boudeuse. Qui lui a dit que c’était sexy ? Alors que c’est juste ridicule…

Les japonais descendent de leur car, garé devant un tablao pour touristes, avec l’excitation retenue de celui à qui l’on vient d’indiquer au fond du barrio San Miguel à Jerez, un arrière bar secret où chantent pour eux mêmes des génies de l’arte jondo.

Les japonais ont du mal à ne pas filmer. Ils « regardent » la corrida l’œil rivé à une caméra, à un appareil photo en mode vidéo, ou à un téléphone portable en mode caméra. Les vigiles viennent trois, quatre fois leur faire signe : « C’est interdit ! » Trois, quatre fois ils obtempèrent en s’excusant, et recommencent : s’ils ne filment pas, ils ont l’impression de ne pas voir. Des fois, le fond de l’œil effraie…

Je me souviens d’un texte de François zumbielh, il y a très longtemps, sur les arènes de Las Ventas à Madrid. L’excellent François racontait qu’à la fin du troisième toro, les groupes de japonais se levaient et partaient : en voyant revenir en piste le premier torero, ils pensaient que c’était un spectacle permanent, et qu’ils avaient « tout vu »…

Comme dirait l’autre : « Du Japon parfumé, du Japon-pon, liquette et les beaux jours… »

 

Eddy dans l'asenceur

Ce ne sont pas des japonais, mais des chinois, dont il fut question samedi dernier à Séville. Rien à voir. Dans l’immuable code de la société sévillane, les chinois, depuis quelques années, sont ces gens qui, dans tous les quartiers de la ville, tiennent des bazars plus ou moins minuscules dans lesquels on trouve de tout et à tout heure, surtout des articles de basse fabrique, par milliers, tous aussi laids et ordinaires, de l’épluche-fève au déboucheur à carotte. Alors imaginez leur stupéfaction lorsqu’on leur apprit que certains chinois (de Chine) s’étaient mis à chanter et à danser flamenco, et que le prestigieux Musée du Baile Flamenco, créé et dirigé par la mythique Cristina Hoyos, accueillait ce soir-là un spectacle d’artistes chinois… On dira que le Musée accueillait aussi l’exposition d’un dessinateur nîmois, Eddy Pons. Mais celui-ci, co-fondateur il y a vingt cinq ans du festival flamenco de Nîmes, sanluqueño d’adoption, paraissait beaucoup plus à sa place dans ces lieux qu’un chinois, même plein de bonne volonté artistique… De fait, les dessins d’Eddy sont remplis de cette guasa sévillane qui prend systématiquement à contre-pied les malheurs et les ombres, et ensoleille l’existence.

Le reste – le spectacle que donnèrent deux guitaristes, une chanteuse et une danseuse chinoise sur le tablao du Musée, devant une assistance médusée – relève plus de la complexité des relations internationales que de la création artistique. Où l’on vit aussi qu’on aurait tort de croire que le flamenco peut résister à tout…

A propos de résistance, on lut avec profit, dans La Vanguardia du jour (hé oui, les suites des élections catalanes font que l’on s’intéresse plus que de coutume à la presse de cette étrange ethnie. Au fait, elle en dit quoi, Nadine Morano, des catalans ?...), une interview de Juan Verdú, spécialiste du flamenco, qui publie un livre de souvenir.

Il parle de ce qui a changé ces dernières années dans la vie des artistes flamenco, et raconte une magnifique histoire à propos d’Enrique Morente :

« - Aujourd’hui la vie des artistes s’est améliorée, heureusement, et même ceux qui débutent dans les tablaos arrivent à survivre. Mais c’est vrai que cette nouvelle génération manque souvent de conscience politique. C’est la faute de Facebook, des téléphones portables, d’internet qui trouble tout : ces jeunes ne sont pas conscients de la dureté de la société dans laquelle ils vivent. El Lebrijano, José Menese, Enrique Morente, eux, ils étaient conscients de ces choses-là. Comme ce fandango de Morente, un fandango historique, qui est aussi le plus cher de l’histoire…

- Le plus cher ?...

- Dans les jours qui ont suivi la mort de Franco, Enrique Morente devait chanter à San Juan Evangéliste, et on ne savait pas s’il fallait annuler ou pas à cause du deuil national. Donc une réunion est organisée dans la salle de concert avec les autorités, pour prendre une décision. Les responsables du collège et Alejandro Reyes, en présence de la direction de la Police Nationale, décident d’annuler. Alors Morente dit : "Avant de nous séparer, je voudrais vous dédier à tous un fandango." Et il se met à chanter : "Devant ce cercueil, je ne peux pas me découvrir, car je dois à ce mort, qui est là, à l’intérieur, trop de mauvais moments…" Deux cent mille pesetas d’amende ! Je crois qu’aujourd’hui, personne n’oserait faire une chose pareille !... »

 

Comme dirait l’autre, Olé y Olé