Escargot

Le Torero, de Pierre Mac-Orlan

La section "Papiers" offre à la relecture des textes initialement parus dans la revue ou dans la collection Faenas.

"Le Torero", de Pierre Mac-Orlan, est extrait du numéro 1 de la revue Faenas, paru en 1990. Les dessins originaux sont de Michéa Jacobi.

 

 

Quand ce remarquable torero, dont je ne peux plus me rappeler le nom, pénétra chez moi, j'étais tout justement déprimé et je suis certain qu'il le savait, qu'il en était sûr, que rien au monde ne l'aurait contraint à remettre sa visite pour un autre jour. Enfin, il sonna, et Jim, mon basset, l'introduisit dans un garde-manger qui me tient lieu de bureau et me protège contre les mouches.

Le torero s'assit sur une assiette plate et, me montrant ses chaussettes trouées : "Ce sont les cornes, ce sont des coups de cornes", dit-il d'une voix sombre.

- C'est le taureau qui a troué vos chaussettes ?

- Hé non, mujer ! Ce n'est pas le taureau ! Ah si j'en avais tenu un devant moi, vous pensez ! Mais, pour ma première course, j'ai eu la guigne, voilà tout !

L'histoire ainsi amorcée, le torero continua : "Il faut vous dire, monsieur, que cette année-là les taureaux ne voulurent pas donner en Espagne. De plus autorisés vous diront pourquoi. Aussi fit-on d'abord courir des boeufs, des boeufs gras enrubannés ; puis les boeufs vinrent à manquer, et l'on fit courir des boucs, des béliers et des chèvres. Quand je débutai aux arènes de Séville, la municipalité avait exigé que l'on fit courir un boeuf contre moi. Ce fut toute une affaire que de trouver ce boeuf. Enfin, Lacantalido, mon picador, m'assura que le boeuf était arrivé et que la course serait sensationnelle. J'étais heureux, car je comptais beaucoup sur cette exhibition pour entrer dans une administration : c'était mon rêve, à moi.

Au jour dit, le cirque était plein. J'entre donc derrière les alguazils et l'on ouvre la porte du toril. L'épée à la main, vous pensez si j'attendais, et ça ne sortait pas, monsieur, ça ne sortait pas !

- Qu'est-ce qu'il peut fabriquer là-dedans ? dit Lacantalido.

- Va voir, répondis-je

Aidé de plusieurs chulos, le picador râcla l'intérieur du toril avec le bois de sa lance, craqua une allumette et aperçut le boeuf, le boeuf évidemment, mais en boîte de conserves. C'est tout ce qu'on avait pu trouver comme boeuf.

Le public, là-dessus, se mit à hurler en me jetant de gros bouquets de petits bancs.

- Une bête à cornes, il faut une bête à cornes ! glapissaient les tribunes.

- Donnez-leur une bête à cornes, dis-je au directeur, sans cela ils vont tout casser ici.

On annonça une nouvelle course, avec bêtes à cornes, et le public se calma. Tous les yeux étaient fixés sur les portes du toril et sur la piste éblouissante, quand soudain un escargot sortit, cornes baissées, bien qu'un peu ébloui par tant de lumière.

Je prends ma cape rouge et je commence les passes. L'escargot, monsieur, ne bougeait pas. Il se fichait de ma cape en ayant l'air de dire : "Je ne suis pas une grenouille."

Il fallait à tout prix que l'escargot daignât s'exciter. Je me fis apporter une feuille de salade et la lui passai sous le nez en m'esquivant de côté pour prévenir l'attaque. Alors, monsieur, l'escargot se mit dans une fureur abominable. Il se précipita sur moi de toutes ses forces, comme une balle de tennis, me porta deux coups de cornes à la poitrine, - poursuivit le torero en me désignant ses chaussettes - se glissa en bavant sous les pieds du cheval du picador, avec la consistance d'une pelure d'orange, et le picador tomba ; puis l'escargot, monsieur, malgré lui - car c'était un escargot mordu par un chien enragé - bondit dans la direction de la loge royale et..."

Je n'entendis pas la suite. Combien de temps demeurai-je dans le coma ? Sept ou huit jours, affirme ma concierge. A l'heure qu'il est, je suis encore traité dans un cabanon, où l'on peut m'adresser ma correspondance, si toutefois il se trouve sur la terre des gens assez aimables pour se risquer à correspondre avec moi.

 

Pierre Mac-Orlan, extrait des "Contes de la pipe en terre" (1914)

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