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Nîmes, vendredi 22 mai 2015 : un vent catabatique

Quelque chose me touche infiniment chaque fois que je traverse l’esplanade des arènes. Il y a toujours un homme ou une femme qui attend, près de la statue de Nimeño, en regardant sa montre. Quelqu’un qui a dit à son amoureux, son amoureuse, « retrouvons nous près de la statue de Nimeño… »

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Aujourd’hui, un mistral en violentes rafales bouleverse les jupes, arrache les chapeaux et saupoudre finement d’un sable impitoyable les assiettes de paëlla que les guinguettes de toile dressées le long du boulevard servent aux premiers fêtards. Il est 13 heures 30, et l’on se dit que les promesses de la corrida du soir, une des plus attendues de cette féria de Pentecôte, risquent de s’envoler avec le vent.

J’ai rendez-vous avec Alain Montcouquiol pour mon café d’arrivée : avant que tout le monde ne débarque, et n’emporte les conversations un peu structurées, le voir, lui, seul et tranquille. Lui raconter le week-end dernier, ce Banquet du Livre à Lagrasse sur la littérature espagnole et la mémoire historique. L’écouter sur ses dernières lectures – Traven, John Silas Reed – sur l’avancée des textes qui composeront, je l’espère, son prochain livre.

A la table du restaurant, juste derrière nous, la cuadrilla de Morante de la Puebla s’agite beaucoup : on leur a servi de larges assiettes de pâtes, mais personne n’est capable de leur apporter de la « boloñéza », même pas la moindre purée de tomates. On frise l’incident diplomatique. Un peu plus loin, Denis Loré, bronzé et affuté, déjeune tranquillement en parlant à voix basse à une dame qui pourrait être sa mère mais qui ne l’est pas : Denis est orphelin. Le restaurant bruisse doucement de cette tension si particulière des jours de corrida…

A deux pas de là, au milieu de l’après-midi, la librairie Tessier, rue Régale, accueille ses premières rencontres. Attablés derrière une table dans la rue piétonne, Jacques Durand et Jacques Maigne dédicacent leur nouveau livre, Flamenco, Toros y Olé (Atelier Baie), sur les destins tragiques et burlesques de figures du cante ou du toreo. Des histoires comme celle du fantasque Rafael El Gallo, qui quitta son amoureuse pour un cigare, ou celle de Macandré, chanteur de flamenco génial qui vendait des bonbons et ne voulait pas faire carrière (voir vidéo – assez floue mais bien quand même). Le rituel est le même, les passants qui passent, les rires et les livres qui changent de main. Seuls les auteurs et les clients ont vieillis. Et les petites bouteilles d’eau minérale ont remplacé, sur la table, les verres de rosé des premières années. La dernière fois que Jacques Durand et Jacques Maigne étaient ainsi côte à côte pour un livre à quatre mains, c’était en 1990, pour Guadalquivir, que Ramsay publiait alors (après, en 1985, le remarquable L’Habit de Lumière, que l’on trouve toujours, sur le site de la Fnac, au prix raisonnable de 13 euros 72…).

Dans l’après-midi, les corridas du cycle férial débutent sous le signe du changement : d’abord, on accède au callejon par une nouvelle porte de côté qui vous fait éviter le patio de caballo où patientent les chevaux de picador qui piétinent et les toreros aux regards vides… Ensuite on note que les areneros ont désormais une chemise bleue, qui les distingue à présent des monosabios rouges, qui servent le cheval du picador de tour.

Morante de la Puebla porte la rouflaquette parfaitement dessinée et un costume Bordeaux et or. On voit qu’il a le vent dans la tête. Qu’il ne pense qu’à ça depuis son arrivée en ville. Qu’il a dû soulever mille fois le rideau vaporeux de sa chambre, au cinquième étage de l’hôtel Atria, pour vérifier que les grands platanes de l’esplanade continuaient de secouer la tête de toutes parts, sous les gifles du mistral… A son premier toro, lorsque le vent retournera, dans une des première passes, l’étoffe rouge de sa muleta contre son corps, il aura cette moue définitive du type qui se rend compte, en regardant l’assiette qu’on vient de poser devant lui, qu’il n’aurait jamais dû commander la blanquette d’agneau… Morante aime toréer. Mais ce qu’il n’aime pas, c’est avoir à convaincre le toro, à insister devant un animal indécis.

Tout le contraire du Juli, qui lui, ne fait pas tant d’histoires : il mange ce qu’il a dans l’assiette. Il a imposé à ses trois adversaires, avec des bonheurs différents, la même volonté d’airain, la même intelligence tactique.

La soirée avançant, le vent se calmant, Morante put enfin déployer sa tauromachie de lenteur et de ceinture. Le public, qui était venu pour ça, était ravi. Le public vient pour voir le Juli s’imposer, et Morante suggérer les anges : la corrida d’aujourd’hui était de celles où l’on voit ce que l’on est venu voir.

Après, on se retrouve dehors, épuisé par le vent, les cheveux cassants comme de la paille, à remâcher ce plaisir déjà mille fois ressenti d’une tauromachie brillante qui ne vous apprend plus rien, ni sur vous ni sur la vie…