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"Le dé noir", par Olivier Deck

« On se rirait du torero sil navait aucun commerce avec la mort » Mishima Yukio

 

Un jour de corrida n’est pas un jour comme les autres. On dit : cinq heures de l’après-midi. La corrida commencent rarement à cinq heures. On dit : le dimanche. La corrida n’a pas toujours lieu un dimanche. Pourtant, quand un toro franchit le seuil de la lumière, il est toujours cinq heures. Et c’est forcément dimanche. Un dimanche de fête où l’homme et la bête se donnent rendez-vous pour écrire la légende.

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Alors à cinq heures de l’après-midi, le dimanche, qu’est-ce qui vient par la porte de l’ombre ? Qu’est-ce qui s’abat maintenant à grande averse de stupeurs et d’effrois ? la peur, dira-t-on. Or c’est la joie, aussi. La joie primordiale. La joie d’être là tous ensemble pour assister au miracle ou bien à la débâcle. Qu’importe, nous avons rendez-vous avec le battement de nos coeurs, avec nos cris, nos larmes, nos grands éclats de liesse et surtout nos tristesses, celles qui ne peuvent se dirent autrement qu’en allant aux arènes. Qu’en étant tauromache.

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Le toro, le grand toro céleste est là. Mort cent fois, et cent fois de retour, depuis la nuit des temps, depuis la nuit des hommes, depuis la nuit des bêtes, le tréfonds des récits, depuis les origines il déferle sans fin, phénix noir des heures noires, force brutale et splendide, splendide son éclat bestial en plein soleil, diamant tombé des doigts de la nuit.

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- Qui veut jouer sa vie ? demande la bête. Alors, alors, qui osera me regarder bien droit, les yeux dans les yeux ? Alors, qui ?

- Moi, moi j’oserai, répond un homme vêtu de soie et de breloques.

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A cinq heures de l’après-midi, le dimanche, au-devant de lui-même s’avance un torero. Comprenez bien : un homme, un humain comme vous et moi… non, non justement, pas comme vous et moi, les toreros ne sont pas comme vous et moi. De la même chair, oui, mais le coeur c’est autre chose, autre chose qui bat la cadence du mystère. Cet homme étrange, donc, fait rouler le dé noir de son propre destin sur une piste ronde qui ne l’est pas toujours, le dé de son propre avenir, le dé noir des circonstances éternelles. Du bout des doigts et du revers de la cape, au ventre chaud de la muleta et au fil de l’épée, il joue sa vie. Comme on dit.

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Seul là-bas, au milieu du désert, il est le messager de tout un peuple, un petit peuple rassemblé sur les gradins de l’arène. L’arène, ce miroir où l’on se penche sur la vie pour en voir la clarté, les craintes, les splendeurs et les effondrements.

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Toujours renouvelé, le toro comme une mer et l’homme toujours là, à en vouloir plus que son compte, à en vouloir plus que la vie. A quoi bon ce défi, encore ce défi? Dans l’arène, le théâtre épouse la réalité. Or ceux qui meurent sur les planches, sauf Molière, se relèvent à la fin pour recevoir les applaudissements. Quand on tombe sur le sable, on ne se relève pas. La mort, la vraie celle qui frappe tôt ou tard sur la route, sur un lit d’hôpital ou d’hospice, dans la rue, dans la nuit, elle est là au bout de l’épée tout autant qu’au bout de la corne, et belle et fascinante comme la vérité est fascinante, belle et cruelle à la fois. De cette cruauté que désirait Artaud.

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Et nous, nous aussi nous sommes là, vous, moi. Barbares d’une civilisation déliquescente, vagabonds en quête de légende, souvent joyeux et terrifiés parfois quand la corne arrache le fil ténu d’une existence, celle d’un homme, cet homme d’un autre genre, le torero, ce semblable qui ne nous ressemble pas tout à fait, celui qui est là-bas sur le sable clair, là-bas en plein désert, à l’horizon de sa propre solitude et pourtant, pourtant si près d’ici, à quelques pas et pourtant, pourtant si loin d’ici, aux confins des possibles où seule une poignée ose s’aventurer. Comme si la vie n’était pas si fragile.

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Eh toi, le grand toro, nous ne t’en voulons pas! Nous t’aimons au-delà de la tragédie. Nous t’aimons au-delà de la mort. La tienne, celle des hommes qui t’affrontent. Nous connaissons la règle de ce jeu qui n’est pas jeu de dupes. Tu es pur et sincère et par là-même tu réclames de l’homme qu’il le soit tout autant pour franchir avec lui la grande porte des métamorphoses. Où l’orage devient souffle. Où l’éclair s’arrondit. Où la fureur n’est plus qu’une caresse.

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De loin en loin, passe après passe, vous effeuillez tous deux le livre de l’extase. Larmes rouges de la vie qui s’écoule. Ces jours-là, de grand triomphe, l’univers tout entier s’enroule autour de vous. Toi, le toro. Et toi, le torero. Vous désignez le centre des galaxies où se trouve l’axe de la beauté. Là, la fureur du combat s’abolit en arabesques, en courbes, hanches, creux de reins. Mais de quoi s’agit-il, enfin? La raison devient impuissante, elle ne nous conduira pas plus loin. Seules restent la bravoure, la noblesse de l’animal. Et l’honneur, le courage de l’homme. Et tout cela ensemble, sans qu’on puisse le nommer. Tout cela qui fusionne au creuset du toreo. L’art de arts. Poème des poèmes.

 

Olivier Deck. Saubrigues. 2015.

 

Photo Olivier Deck, Cogida