Difficile de se remettre à écrire. Plus difficile qu’on ne l’imaginait. Dans un éditorial de Semana Grande de la mi-novembre, Florent Moreau disait la grande peine que nous avions tous à nous remettre à parler de Toros. Parce que même si nous savons que les Toros nous aident à penser le monde, cette année 2015 nous a imposé une sale évidence : il y a des jours où le mal est le plus fort. Jusqu’à rendre la symbolique du Toro et de son affrontement bien dérisoire.
Une semaine après « les attentats de Paris », le massacre du Bataclan, celui des terrasses de café, ces déclarations de guerre civile où de jeunes français assassinèrent d’autres jeunes français, on n’a même plus pensé à célébrer le quarantième anniversaire de la mort de Franco, le 20 novembre 1975... On avait pourtant gratté deux ou trois notes, un titre en forme de jeu de mots, mais on n’a pas pu. On ne pouvait plus écrire. D’ailleurs, c'est de plus en plus difficile d'écrire pour « le journal ». Cette place publique ouverte qui transforme les faits en mensonges, les réflexions en émotions. Le journal est devenu fou.
Pour le coup, on doit saluer le quotidien Le Monde pour la seule réponse journalistique à la hauteur de ce qui nous est tombé sur la tête : le mémorial aux victimes du 13 novembre, cette suite de 130 portraits, photos et textes, parus chaque jour pendant un mois. Implacable de vérité, et d’une force terrible. Le mémorial, c'est nommer, d'abord. Puis dresser l'ébauche d'une vie. Les passions, les amis, les projets, les amours, les entêtements, les engagements. Dans un premier temps, le journal nous avait jeté à la figure des nombres, qui augmentaient sans cesse, jusqu’à se fixer, deux jours plus tard, au terrible 130. Mais les nombres on voit ça tous les jours, après un accident d'avion, de car, un bombardement ou une épidémie. Ce sont des chiffres qui prétendent dire l’importance du mal, et qui ne disent jamais rien.
Le Monde a remplacé chaque chiffre par un nom propre, et un texte qui disait un peu de sa vie. Toute une vie. Du coup, le Mémorial prit forme : une vie, puis une autre, puis une autre, et ainsi de suite jusqu’à 130. Et la peine grandissait chaque fois que nous nous retrouvions face à cette vie décrite. Les ravages de ces salopards se creusaient chaque fois que nous apprenions qu’ils aimaient la photo, la randonnée, le vin, chaque fois qu’ils se mettaient à nous ressembler…
Il y a bien longtemps que l'on sait que chaque vie est un monde. Mais c'est aussi une formule, et le Mémorial du Monde lui a rendu sa dimension impitoyable.
Embouchure du Guadalquivir, plage de Bajo de Guia, Sanlucar de Barrameda
Dans mes premières conversations avec Alain Montcouquiol, il y a trente ans, j'ai le souvenir qu'il m’expliquait sans cesse, et j’avais du mal à comprendre ce qu’il voulait dire, combien lui coûtait de voir dans les arènes que les spectateurs jugeaient toujours une image, une représentation de torero, par rapport à celle, idéale, qu’ils avaient. Et qu’ils ne jugeaient pas un homme, avec son expérience, ses manques, à ce moment précis de sa vie, devant un toro. C’est au sortir d’une de ces conversations que j’avais noté ce qui deviendrait plus tard le titre du premier numéro de la revue Faenas : « Le torero est une personne »… J’ai repensé à cette idée et à ces conversations, en lisant une à une ces 130 vies assassinées.
Ainsi lorsque l’on fait l’effort – coûteux mais ô combien efficace – d’être attentif à chaque personne que l’on a en face de soi, dans quelque occasion que ce soit, lorsqu'on la considère en son entier, en sa vie propre, respectable et pleine de richesses inconnues, tout change. C’est du boulot, et on n’est pas habitués… Mais ça décentre à coup sûr les perspectives, et guérit des enfermements vers lesquels tout nous pousse. Le problème, c’est que c’est un travail que l’on fait en général au pied des cercueils. C’est au moment où quelqu’un disparaît que l’on prend la peine de comprendre en quoi il était une personne.
Devant les arènes de Sanlucar de Barrameda, ses compatriotes ont dressé il y a quelques années une statue à Pepe Limeño, bien avant qu’il ne disparaisse le 18 décembre dernier, vaincu par un cancer. La prose taurine accepte qu’on ajoute, à ce moment-là de l’envoi, que ce crabe-là fut plus fort que les dizaines de toros de Miura que José Martinez Ahumada, Pepe Limeño, s’envoya tout au long d’une carrière exemplaire. Car ce fils d’un modeste novillero qui s’annonçait sous le surnom de Chocolate, s’il naquit, en septembre 1936, dans l’abattoir de Sanlucar, connut ses principaux triomphes devant les toros de don Eduardo : sur les quatre sorties en triomphe par la Porte du Prince qu’il obtint dans la Maestranza de Séville, trois furent devant des toros de Miura, auxquels, par deux fois, il coupa quatre oreilles (1969, 1970) !...
Retiré en 1971, puis définitivement en 1980, Pepe Limeño ne s’éloigna jamais véritablement des arènes et du campo. Il fut plusieurs fois associé à la gestion des arènes de Nîmes, sous la direction de Simon Casas puis de Robert Pilès, et resta jusqu’au bout un des plus grands spécialistes des élevages andalous dans lesquels il allait repérer les toros susceptibles de correspondre à telle ou telle arène, à tel ou tel torero... Mais cette vie toute entière dédiée au toro, il la traversa surtout en Caballero, avec finesse, et un art délicat de l’amitié.