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Un climat tragique, par Jean Carrière

Ce texte de Jean Carrière, prix Goncourt 1972 pour le roman "L'Épervier des Maheux" est paru dans les Cahiers de l'association de ses amis. Il prouve au moins que l'écrivain cévenol, disparu en 2005, n'était pas aussi indifférent au mystère tauromachique qu'on veut bien le dire fréquemment...

« Si la mort et le soleil ne peuvent se regarder en face, il est des lieux où l’on ne saurait détourner les yeux d’une certitude dont rien ne peut nous distraire. Paul Valéry contemplant la mer depuis son cimetière marin où il repose aujourd’hui, savait que nul ne peut échapper à cette école du silence et de l’anéantissement permanent :

Pères profonds, têtes inhabitées, qui sous le poids de tant de pelletées, êtes la terre et confondez nos pas, le vrai rongeur, le ver irréfutable n’est point pour vous qui dormez sous la table, il vit de vie, il ne me quitte pas !

C’est dans cette présence de la mort, décelée par la lumière la plus crue, la plus brutale, que la Méditerranée se présente à nous comme une vaste arène où l’homme se trouve confronté sans cesse à la vanité de son propre destin, comme l’est le matador devant la brute incarnée : il n’est pas de chemin de fuite possible. Les brouillards d’Ecosse, les brumes nordiques, les tempêtes et les orages désirés de Chateaubriand, peuvent donner le change à notre angoisse : tous les fantômes, les sorcières de Macbeth, les forêts obscures de la mythologie wagnérienne ou scandinave, constituent une certaine réserve de mystère et de terreurs extérieures à nous qui finalement agissent comme un antidote sur l’angoisse de vivre notre condition de condamné à mort. Rien n’est plus exaltant que le danger, j’en ai maintes fois fait l’expérience, rien n’est plus accablant que le silence odoriférant d’un après-midi d’été dans un beau jardin, où le bonheur de vivre nous paraît le plus menacé, parce que tout conspire autour de nous à nous laisser en tête à tête avec la figure de notre destin. Et c’est sous cette lumière qui brûle et calcine en nous l’espoir, dont les Grecs savaient qu’il fallait s’en débarrasser au plus vite, c’est sous ce ciel tragique à force d’azur et de pureté inhumaine que l’histoire méditerranéenne prend tout son sens. (…)

Si le climat moral méditerranéen paraît fondamentalement tragique, c’est bien dans la mesure où sont confrontés sans cesse le blanc et le noir, le oui et le non, l’arbitraire et l’éthique, le pouvoir et la dissidence, l’hédonisme des Grecs et la macération des Pères du Désert. Mais rien dans cette lutte incessante n’est jamais tout à fait blanc ou noir, positif ou négatif. Rien n’est jamais acquis ni pour les bourreaux ni pour les victimes, ni pour ceux qui s’appuient sur des certitudes, ni pour ceux qui les mettent en doute. Les Pères de l’Église Copte livrés à la solitude du désert et à un ciel vide décomposé par la chaleur où Dieu ne répond pas, ont connu cette forme particulièrement insidieuse de l’angoisse que Saint-Augustin appelait l’acedia : c’est l’heure oblique de l’après-midi où tout à coup le néant s’installe dans l’âme mystique. C’est la « Cinco de la tarde » de Garcia Lorca où le monde se défait entre les doigts et se vide de sa substance. C’est cette « Mort dans l’après-midi » de Hemingway où l’homme dans l’arène affronte son destin à l’heure de vérité quand le taureau, noir emblème du minotaure, se présente à lui sous l’accablant soleil d’Espagne. Plutôt mourir une fois que de trembler toute sa vie, dit César : la tauromachie apparaît moins comme un divertissement plus ou moins barbare que comme un microcosme où la question fondamentale de la philosophie se pose entre une paire de cornes et une épée. Aller au devant de la mort conjure, en l’affirmant, l’angoisse de la mort.

Et le soleil, facteur essentiel de la vie, préside à l’exercice de la tragédie d’un bout à l’autre de la Méditerranée. »

Jean Carrière