Ponce

Quelques photos d’hiver

J’ai écrit quelque part que je ne croyais pas beaucoup à la photographie pour parvenir à transmettre le grand mystère de la tauromachie. Pour se faire des amis, ce genre de déclaration est idéale : il existe des milliers de photographes taurins, enfin, de gens qui ont un appareil et qui s’en servent. Mais ils savent aussi que c’est comme un stylo plume ou un clavier d’ordinateur : ça ne suffit pas à faire un écrivain. Donc ils se défendent… Cette imprudente déclaration m’a donc valu d’interminables débats, en particulier avec mon ami Maurice Behro, dont les meilleurs arguments restent ses clichés d’arènes, qu’il livre maintenant hélas avec parcimonie. Mais j’ai toujours pensé que la photographie, sauf exception de talent, peinait à dire le mouvement, la lenteur, la vitesse, et surtout à saisir ce millième de seconde où quelque chose bascule. Á chacun son aficion, la mienne est plutôt cérébrale, et je le dis comme si j’avouais un péché. Bien sûr, ce sont le cœur et les tripes qui vibrent, les jours d’arène, les émotions qui vous bouleversent vous traversent le corps. Mais j’ai besoin d’autre chose pour valider tout ça. Et j’ai de plus en plus de mal à me contenter, au fil du torrent assourdissant de Facebook, des vidéos bricolées – images écrasées, délavées, arrachées d’un contexte narratif précis – qui vous passent devant au grand galop, comme des souches d’arbre ou des bonbonnes de gaz emportées par une crue soudaine.

Les images rabâchent comme des vieilles tantes, qui mentent sans vergogne.

Mais parfois, très rarement, une photo sort de l'eau et se jette sur vous. Elle passe au petit déjeuner sur l'écran de la tablette, de haut en bas, inaperçue comme les autres, mais elle s'arrête brusquement et vous restez là, la tartine en l'air : quelque chose est là plutôt que le rien habituel.

Ainsi de cette photo d'Arjona, qui repasse en noir et blanc une "simple" passe de la main droite de José Antonio Morante de la Puebla.

 

Morante

 

Elle est tombée l'autre matin du ciel de l'écran de ma tablette, elle est descendue lentement, et s'est figée au plein milieu, pour ne plus le quitter. Car tout est là.

L'arène, bien sûr, celle de Séville, et son public de gourmets.

Le toro ensuite. Oh il n'est pas d'un gabarit exceptionnel ! loin de là, mais il tient son rang. Et surtout il se livre, toute puissance ronde en avant : la tête est engagée dans la muleta, et l'on sent la puissance du corps qui la suit. Puissance et poids : la patte avant droite a fléchi sous l'effort, mais la patte avant gauche est solidement plantée sur le sable ; l'arrière train est tout entier dans le mouvement. Entre les banderilles fines - parfaitement rangées - et les pattes avant, le sang gris de la photo luit sur le pelage, le long de la cuisse, vers le cou.

La muleta, elle, est dépliée comme pour un exercice de toreo de salon ; parfaitement plate et égale, l'épée à l'endroit idéal, la main située au centre du bâton, elle traine sur le sable, à vingt centimètres des cornes, comme pour aimanter la tête du toro...

Et puis il y a le torero... Corps droit mais sans tension aucune, bras tendu mais sans effort, l'autre en repos sur la hanche opposée, la tête baissée vers l'adversaire, les pieds bien à plat sur le sable. Perfection du corps relâché.

Je me méfie des photos et de leur incapacité à dire le mouvement, la lenteur et la lourdeur d'un geste. Mais quand on a tort, il faut aussi le dire : ce cliché d'Arjona restitue miraculeusement tout le temple et l'harmonie, jusqu'au ralenti de la ceinture de Morante de la Puebla. On la voit passer au petit déjeuner, la tartine s'immobilise, et quelque chose rugit au fond de vous. Lentement. Au rythme de la passe... Les tripes vibrent, mais le cerveau aussi : cette photo fait penser. Très bon pour les petits français...

 

Ponce

 

Cette autre photo n'est pas de la même catégorie. Elle appartient à l'ordre documentaire, à qui l'on demande moins pour la raison, et parfois un peu plus pour les rêves... Elle représente Enrique Ponce la semaine dernière au Mexique, à Villa de Álvarez, dans les arènes de la Petatera...

C'est en lisant sur internet les post de Patrick Colleoni que j'ai appris, fin janvier, l'existence de cette étrange arène mexicaine dont j'ignorais tout. Une arène de bois et de cordes, construite chaque année par les habitants, et démontée juste après les fêtes du saint patron, San Felipe de Jesus, au mois de février !

Villa de Álvarez compte 120 000 habitants, au cœur de l'état de Colima, sur la côte pacifique. La ville s'est développée au début du vingtième siècle lorsque l'on construisit un chemin de fer entre Manzanillo et Guadalajara, conçu par un ingénieur français, Arthur Le Maribel, et inauguré en 1908 par Porfirio Diaz : la ligne passait par Villa de Álvarez...

Depuis trois cent ans, de grandes fêtes "charro-taurinas" sont organisées au mois de février. Elles commencent toutes par une grande procession dédiée à San Felipe de Jesus, à qui la population demande sa protection contre les tremblements de terre, grande spécialité régionale... Voilà pourquoi l'arène est démontable - montée et démontée chaque année - et fabriquée en matériaux locaux, tout ce qu'il y a de sismo-compatible.

 

Petatera1 Petatera3 Petatera4

Du bois, des cordes, des stores tissés en fibres végétales (les petates) : depuis 150 ans, la tradition de la fabrication des arènes de la Petatera se perpétue, intacte. Sur un terrain central de 3000 m2, on dessine un ruedo de 60 mètres de diamètre !

Les tendidos sont divisés en soixante-dix sections différentes, chacune concédée à des associations, des particuliers, qui se chargent, sous le contrôle d'un maître d'œuvre, de les construire en janvier et de les démonter en mars !...

Le squelette de bois entremêlés et noués de cordes d'ixtle, un végétal local, se monte peu à peu. Il abritera cinq mille personnes pour toutes sortes de spectacles, dont les corridas de la mi-février, qui accueillent de très nombreuses figuras. Cette année, Joselito Adame, Enrique Ponce, Pablo Hermoso de Mendoza, Andrés Roca-Rey ou Manuel Escribano...

C'est ce genre d'histoires qui permettent de tenir les mois d'hiver. On se dit qu'on ira, on sait qu'on n'ira pas, mais c'est tout comme...

 

On trouve sur YouTube ce film qui raconte l'histoire de la construction de cette arène. Il dure quarante minutes, et c'est tout un poème mexicain...