Extrait de "Juan Belmonte, matador de taureaux", de Manuel Chaves Nogales, paru en décembre 1990 aux éditions Verdier dans la collection Faenas...
On annonçait une course pour amateurs à Zalamea la Real. Nous voilà donc partis de Triana, à huit ou dix. Les petits toreros, accourus de partout, bourdonnaient autour des arènes comme un essaim. Dès notre arrivée, nous fûmes solennellement prévenus qu’on ne nous laisserait pas toréer. La course avait été organisée pour les gars du coin, à leur usage exclusif. Comme nous avions décidé d’affronter le bétail envers et contre tous, nous sautâmes en piste. Le chef de poste de la garde civile, qui présidait le spectacle, donna ordre de nous appréhender au fur et à mesure que nous pénétrions dans le rond. Ainsi, un par un, nous fûmes menés par le collet jusqu’à la loge présidentielle. Pendant un moment, la punition se réduisit donc à voir la corrida d’une meilleure place. Mais dès que le dernier toro fut rentré, le brigadier, se tournant vers nous, déclara, sans irritation, mais d’un ton qui ne laissait guère deviner la plaisanterie :
« J’avais prévenu que je punirais tous ceux qui essayeraient de toréer. Je ne vous infligerai pas la honte de vous promener à travers tout le village, attachés comme des criminels. Alors, vous allez vous rendre à la prison tout seuls. Dans une demi-heure, je veux vous voir au trou, compris ? »
C’est ce que nous promîmes. Nous le remerciâmes pour cette attention, et partîmes. Je m’informai auprès d’un indigène de l’endroit où se trouvait la prison de ce village. Mes compagnons, bien sûr, tentèrent de me dissuader :
- Tu vas te foutre en taule tout seul ?
- Ne sois pas con !
- Le brigadier, il a juste dit ça pour qu’on se tire !
Je les écoutais, stupéfait. N’avions-nous pas donné notre parole de nous constituer prisonniers, pour éviter le déshonneur d’être escortés comme des voleurs ? Il n’y avait pas autre chose à faire !
Je ne convainquis personne, mais eux non plus ne me firent pas changer d’idée. J’étais fermement persuadé qu’on doit être reconnaissant et loyal envers qui vous a bien traité. Il fallait savoir réserver la rébellion, l’indiscipline, pour les cas où l’on est victime de l’injustice. Je me présentai seul au geôlier.
- Vous désirez ?
- Je suis un prisonnier, dis-je avant de lui expliquer les circonstances de mon arrestation.
- Entrez donc !
Et il m’ouvrit la porte, m’invitant très courtoisement à pénétrer dans la cellule.
Deux tours de clef, et me voilà entre les quatre murs, en train d’accomplir mon devoir de détenu. Je ne tardai pas à trouver le temps long. Heureusement la prison de Zalamea n’était pas un cul-de-basse-fosse. Il y avait même une petite fenêtre de laquelle on pouvait voir la rue. C’est ainsi que j’essayai de me désennuyer, à regarder les gens se promener. Au bout de trois ou quatre heures, un petit torero de mes amis vint à passer.
- Qu’est-ce que tu fais là ?
- Tu vois, je suis en taule !
Je lui demandai de tenter d’intercéder en ma faveur. Et peu après, en effet, le geôlier reçut l’ordre de m’élargir. Mais j’étais très satisfait de ma bonne conduite de délinquant.
Juan Belmonte, matador de taureaux, de Manuel Chaves Nogales