Maestranza

Tout fout le camp ?

Ça y est. Il suffit d’une heure, le temps de garer la voiture, de monter les affaires, de boire un premier coup, et une espèce de légèreté m’envahit : je suis à Séville. Avant, j’expliquais ça tout bêtement : je me déprenais de la tenaille du travail. Ici, on ne pouvait plus m’atteindre. Oui mais ça, c’était avant : j’ai arrêté de travailler il y a six mois, et il me semble que c’était il y a six ans. Je n’ai plus à me déprendre que de mes propres soucis, qui pèsent un poids très raisonnable.

Pourtant, la même légèreté continue à s’installer, nulle part ailleurs ressentie, comme un cadeau à un enfant. La légèreté que m’impose cette ville étrange, où je me sens plus libre qu’ailleurs.

Fin du chapitre introspection psychologisante.

Quincaille1

La grande quincaillerie du Salvador a fermé ses portes

Quincaille2

Début du chapitre : « Tout fout le camp »

On aimerait aussi éviter ça : la jérémiade bien connue qui soulève toutes les sauces. C’était quand même mieux avant, etc. En général, les séjours à Séville permettent d’éviter cette vieille rengaine : la ville a un génie propre pour se transformer sans jamais rien changer. On râle parce que tel restaurant qu'on aimait a disparu (remplacé par un vendeur de téléphone !) mais on en découvre bien vite deux autres, pleins de promesses, juste dans la même rue (ils remplacent deux magasins de fringues). Séville s'invente sans cesse, sans jamais se renier.

Mais là ! Là, franchement, trop c'est trop ! Place du Salvador, ils ont fermé ma quincaillerie ! Un palais patiné et sombre tout entier consacré à l’outil minuscule de la cuisine, à l’ustensile rare de la maison. Où désormais trouver des cages à grillon en fil de fer tressé ? Où donc choisir entre trente modèles distincts d’huiliers en aluminium ? Où se procurer un gant en maille de fer pour couper le jambon ? La quincaillerie du Salvador était un Palais pour les outils des aventures humaines indispensables : petit tuyau de plastique mou pour peler une dent d’ail en un tournemain, couteau courbe à peler les fruits, longs poèmes d’emporte-pièces en silhouettes de fleurs, pinceaux à laquer les tartes, boules à thé, gaufrier, hachoir à main, chinois minuscule, poche à douille et râpe à muscade...

On prenait un numéro, comme à la sécurité sociale, et on attendait devant l’immense comptoir de bois brun. On était de cette famille humaine qui cuisine, on se sentait vivant.

Le gérant a baissé les bras devant la flambée des loyers dans ce quartier de l’hyper centre. Ainsi à St Germain des Prés les librairies s’en furent… On me dit aussi que la quincaillerie s’est transportée calle Francos, un peu plus loin, qu’on y trouve pas mal de choses, mais que ce n’est plus ça. J’y suis allé voir. Effectivement. Les poêles à paella sont toujours là, comme des poêles russes, l’une en l’autre, mais les cages à grillons ont disparu. La cage à grillon est un marqueur…

Le pire, bien évidemment, c’est que dans ce local, agrandi et rénové, ouvrira prochainement un espace culturel ! Expositions, rencontres, à l’enseigne de la banque Cajasol, qui aime tellement la culture et l’environnement qu’elle a fait construire une tour démesurée, imbécile sguègue, chibre tragique qui pourrit le paysage de la ville, où que l’on se trouve ! Ainsi va la culture, qui nous aura fait plus de mal que nous n’aurions jamais pu l’imaginer…

CajasolLa tour Cajasol, imbécile sguègue, chibre tragique qui pourrit tous les paysages

 

Pour essayer de me calmer, j’entreprends le tour des grands temples : à cinq jours du début de la Semaine Sainte, les confréries installent les Christ et les vierges sur les pasos et les palios, tressent les ramures, tendent les manteaux. Tout ça fait dans les églises une agitation extraordinaire, et ça vaut toujours le coup de glisser un œil. Et puis tant qu’ils font ça, ils tripotent pas les enfants de chœur…

Las ! A la Macarena, l’ambiance de l’église est assez curieusement à la désinvolture ! Ça discutaille dans tous les coins, comme avant un match. Un signe, un seul, que tout fout le camp : près de l’entrée, à droite, le curé de service, assis sur sa chaise, a pris son poste pour confesser les volontaires. En attendant la pratique, il pianote discrètement sur son iPhone !... Il doit certainement regarder sur l’application WeatherNow le temps qu’il fera jeudi de la semaine prochaine, aux alentours de quinze heures, sur les hauteurs du Golgotha…

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La Alameda de Hercules sous l’inondation de 1876…

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Dans le quartier de Santa Maria la Blanca, l’Université a ouvert, dans un vieux palais en cours de rénovation, un espace d’exposition (un autre ! Lorsque votre industrie principale est le tourisme, il ne faut pas lésiner : les touristes s’emmerdent, c’est bien connu, et c’est la dernière chose qu’ils sont prêts à reconnaître. Alors il faut les occuper, en leur accrochant le plus de photographies possibles sur des murs sans cesse rajoutés…). Inauguré ces jours-ci, il présente une exposition sur la représentation, par la photographie naissante, de Séville, entre 1829 et 1939.

Dans ces années de découverte de la photo, Séville s’invente aussi un nouveau décor : une logique esthétique, de rues en places, de façades en rivages. On voit naitre ce nouveau décor qui se pense. Détail significatif : le nombre de tout petits arbres à peine plantés. Les orangers du patio Bandera, par exemple, sont des plans maigrelets tout juste mis en terre.

Bien sûr, les photographies les plus intéressantes sont celles qui capturent des visages et des corps encore peu habitués à l’exercice. Il y a de la vérité dans cette innocence, un abandon avant que des règles non dites, mais intégrées par tous, viennent transformer la photographie en un code presque unique répété à l’infini. Regardez les cigarières de la fameuse fabrique royale de tabac : des femmes durement présentes, vivantes, bien éloignées des représentations convenues de la peinture costumbriste !... Aucun folklore, pas de chants ni d’aguicheries : le travail, qui marque les visages et fait s’enfuir les sourires. On leur a dit, en plus, ne bougez pas, tenez la pose. Et celles qui n’ont pas tenu ont un visage effacé, comme mort…

 Cigareras

 

En sortant de l’expo, contre le mur d’une placette de Santa Cruz, un guitariste fait la manche. Sur une petite pancarte, posée dans l’étui de son instrument, ouvert pour récolter les pièces de monnaie, il annonce : « Flamenco y Classic ». Et l’on sait à l’instant que c’est l’absolue certitude de n’avoir ni l’un ni l’autre…