La salle du petit déjeuner de l’hôtel Atria est installée dans un immense patio couvert et lumineux. Un hexagone de verre où se presse un public sexagénaire vêtu d’embonpoint et de fausses chemises camargaises. Vers neuf heures, ce matin, arrivent à pas lents Victorino Martin et son père, Victorino Martin. Quand on porte exactement le même nom, c’est difficile de ne pas se voir entièrement dans le miroir de l’autre. Le vieux Victorino en a pris un coup, justement, de vieux. Il ne se déplace plus que lentement, à petits pas, à l’aide d’une canne. Près de lui, qui lui tient le bras, Victorino le fils. Il l’installe à une table, se distrait juste trente secondes pour me demander si je suis allé voir les toros de la corrida de ce soir aux corales, et reprend sa place près de son père. Son père qui garde le silence, qui organise son assiette minutieusement, le pain, l’huile, le jambon et le café. Qui s’essuie mécaniquement les lèvres, puis le nez, après chaque bouchée, chaque gorgée. Un homme s’absente à lui-même, lentement. Un homme qu’on a connu au campo, à cheval, en colère dans les tendidos, volubile à table, sans précaution aucune. Assis près de lui, son fils ne mange pas, ne boit pas. Il le regarde. Il est assez près de lui, et ne le quitte pas des yeux. J’imagine que n’importe quel français serait gêné d’afficher ainsi un père diminué. Victorino regarde Victorino, profondément, sans lui parler, sans se soucier des autres. Il doit se dire, voilà mon père, celui avec lequel il m’a fallu tellement lutter pour me faire une place, mon père qui ne m’a fait aucun cadeau, voilà mon père, silencieux, que je dois aider à chaque instant, je le vois et je me vois, bientôt, quand ?...
Deux heures plus tard, une carpe et un lapin (et un cheval) ont rendez-vous dans les arènes de Nîmes. La corrida matinale ménage un mano a mano entre un torero à cheval, Pablo Hermoso de Mendoza, et Enrique Ponce, qui fête par là même sa vingt-cinquième année d’alternative ! Mano a mano. Mano a sabot, plutôt : quel type de compétition, fut-elle amicale et artistique, peut-elle naître d’une telle confrontation impossible ?
D’année en année, Enrique Ponce a de plus en plus de cheveux. C’est toujours ça de gagné… Il toréé toujours impeccablement bien, comprend les toros mieux que personne. D’où vient alors ce sentiment de douce vanité ? On doit toréer parce que la vie, c’est pas assez. Pas parce qu’on sait le faire mieux que les autres. Au bout d’un nombre très élevé de toros, je quitte l’arène, légèrement saoulé par le soleil et la parfaite répétition. Mais on n’a jamais raison de quitter une arène avant la fin d’une corrida. Interdiction de descendre avant l’arrêt complet : Ponce a offert un toro supplémentaire, apprends-je à l’apéro, lui a coupé beaucoup d’oreilles, et un ténor en barrera a chanté Nessum Dorma pendant la faena. Bon. C’est dommage, j’aime beaucoup l’air de Calaf et ses alertes… « Que personne ne dorme ! Toi aussi, ô Princesse, dans ta froide chambre tu regardes les étoiles qui tremblent d'amour et d'espérance... Dissipe-toi, ô nuit ! Dispersez-vous, étoiles ! À l'aube je vaincrai ! » Bam ! Un coup d’épée : deux oreilles !...
L’après-midi, je repère les Victorino en face de moi, au troisième rang des gradins. Le père a l’air plus en forme, qui rigole avec ses voisins l’architecte Riccioti et sa femme. La présence de ses toros en piste lui redonne de l’énergie. Pourtant, le toro d’ouverture – confirmation d’alternative de Paco Ureña – est d’une profonde noblesse, mais jusqu’à la boboterie. On sent qu’on pourrait très bien lui faire croire qu’il est là pour s’amuser. Il met docilement la tête dans la muleta, sans provoquer la moindre émotion, le moindre frisson de sauvagerie. Il passe, imperturbable, comme un long convoi de plâtre… Le second, lui, défonce la barrière en sautant juste à côté du burladero des toreros. Il s’écrase contre le mur, deux mètres plus loin, à une hauteur d’un mètre soixante, et laisse une trace de bave et de sang dans la pierre grise. Ballet de ceux du callejon qui sautent en piste pour éviter le toro. Le fauve fait le tour dans la contre-piste, et file devant nous, noir et gris, soufflant bouche fermée en sang, jusqu’à trouver la porte opportunément ouverte qui lui permet de rejoindre le sable et son matador. Chacun y va de son histoire : « La fois où un toro avait sauté… » La corrida est un interminable code qui ne fait aucune place à l’imprévu. Quand celui-ci surgit, tout le monde frissonne.
Manuel Escribano a quelque chose de Jean-Paul Belmondo dans le sourire (« Arrière les Esquimaux ! Je rentre seul. Un matador rentre toujours seul ! Plus il est grand, plus il est seul. Je vous laisse à vos banquises, à vos igloos, à vos pingouins. ¡ Por favor Señora ! À quelle heure le train pour Madrid ? », Un singe en hiver, Michel Audiard pour Henri Verneuil). Il a aussi son idée de la tauromachie et des Victorinos. A son premier, qu’il dédia à Alain Montcouquiol, il s’appliqua à toréer comme si c’était un toro normal, sans légende, sans a priori. Il le toréa lentement. Et, miracle, le toro se laissa toréer lentement, comme un toro sans légende. Sur la fin de la faena, le Victorino, d’un coup de corne sec qui envoya Escribano en l’air puis à terre, rappela qu’il voulait bien mettre la tête dans les étoffes, mais qu’au moindre relâchement, il saurait faire passer la note…
Depuis le début de la féria, deux pigeons volent en formation serrée au dessus de la piste et près des gradins du toril haut, où les spectateurs sont obligés de les chasser à grands gestes pour éviter qu’ils ne se posent sur leur tête. Manifestement, ces pigeons ont entamé là, la veille de la féria, leur ballet amoureux, et la foule qui s’installe dans leur chambrette deux fois par jour, sans prévenir, ça les dérange… Cet après-midi, il n’en reste plus qu’un à voleter sur les gradins, plus calme, moins excité. Dans le callejon, tout le monde a remarqué la nouveauté :
- Y a plus qu’un pigeon ! Et elle est où, sa femme ?
- Elle est partie avec Manzanares…