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Les dates, par Antoine Beauchamp

Les dates parlent après.

A Toulouse, j’ai pris cette photo il y a un mois dans un restaurant à côté des allées de Barcelone.

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La Gran Corrida a lieu dans les Arènes des Amidonniers, barrio toulousain. Le site amidonniers.free.fr dit : « En décembre 1897, on conçut le projet de construire des arènes aux Amidonniers (75, allées de Brienne). Elles étaient en bois, mais couvertes et d'assez grande capacité (8000 places), et furent inaugurées le 28 mai 1898 pour ... la fête des Jeux Floraux. De 1898 à 1914, plus de six cent taureaux y furent tués. On y donna aussi des spectacles de théâtre (le 9 juillet 1906 "Guillaume Tell", le 21 juin 1908 "les Huguenots"). Il est vrai qu'on pouvait y installer une scène de 14m sur 16 surmontée d'une tente que supportait un mât de 22m, la Société mutuelle des Voyageurs de commerce en étant l'organisateur. »

Et poursuit : « Il s'agissait d'un vrai pôle d'attraction de la vie publique locale mais la guerre de 1914 mis brutalement fin à cette épopée. »

On retentera bien l’expérience après la guerre, mais les nouvelles arènes construites en dur s’effondreront. Splendeur et misères des Amidonniers. L’épopée s’arrête ici dans la dédicace écrite à la plume (« Souvenir de la dernière corrida des Arènes des Amidonniers ») et dans la date: 2 août 1914.

Il y a deux mois un archiduc mourrait assassiné. Hier, l’Allemagne déclarait la guerre à la Russie. Aujourd’hui, 2 août 1914, « Posadero » (Gabriel Hernández « Posadero » qui a pris l’alternative en janvier à Caracas, des mains de « Manolete » père) tue un toro de Antonio Perez Sánchez à Toulouse et l’image ne dit pas si les arènes étaient pleines, ou si elles étaient désertes. Ce 2 août 1914, c’est la mobilisation générale en France, demain l’Allemagne lui déclarera la guerre, mais tout va bien, fleur au fusil, revenus avant les premières feuilles rouges aux arbres, pensez donc. On imagine la scène. Elle pourrait être belle. « Posadero » et le toro de Perez Sánchez dans les arènes des Amidonniers vides de tout public, à l’exception d’un vieux non mobilisable ou peu mobilisé, d’une amoureuse de « Posadero », d’un jeune qui a peur de la guerre et préfère déserter en rêvant. « Posadero » toréant comme jamais dans un silence immense, à peine froissé au loin par les tambours et les « hourras pour nos petits soldats ». La scène fut laide. Le 2 août 1914, on abat à la carabine les six toros dans les corrales. Rideau.

Les dates sont froides.

Aujourd’hui, mon téléphone dit que sa mémoire est saturée, il faut faire le tri dans les photos. De l’image des Amidonniers je glisse peu à peu vers celle-ci.

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Une photo d’un portrait de Joselito, prise dans les waters d’un bar parisien qui sert de la Cruzcampo. Ce jour là, l’envie de bière andalouse était intenable et un compère avait débusqué l’endroit. L’ambiance faussement espagnole n’enlevait rien au goût léger amer de la bière bue en souvenir des soirées de printemps à Séville, où c’est le jour qui s’efface et pas la nuit qui tombe.

Dans les toilettes, perdu sur un mur trop neuf, le portrait de Joselito dissonait. D’où la photo.

Pourquoi un portrait de torero à côté d’un sèche-mains inox ? Tant pis pour le sacrilège.  Les souvenirs de la vidéo vue et revue de la Corrida Goyesque du 2 mai 1996 revenaient. Joselito, costume vert, renversant Madrid en six coups d’épée. La voix de cette intervieweuse des gradins parlant au début des bienfaits du chaparrón tombé quelques minutes avant et qui n’a pas découragé le public de Madrid. La voix de Victorino Martín en commentateur d’un jour qui dit préférer la pluie au vent. Ce jour là il y a finalement les deux et tout le monde dit que Joselito torée le vent et se fout de la pluie. Tout le monde a raison. Pour parler du récital à la cape, les commentateurs à court de mots évoquent l’histoire. Ce 2 mai 1996, la main gauche de Joselito, quand il torée de la droite, est relâchée, lourde, la main d’un gisant de marbre. Il torée si lentement que Madrid s’arrache les cheveux et la voix, pour crier olé jusqu’à la fin de son geste. Le 2 mai à Madrid, c’est le jour de la Communauté.

Et puis la date qui surplombe la photo dans mon téléphone se met à chanter une petite musique pénible.

13 novembre 2015, 19h24. On rêvasse en sirotant de la bière, c’est vendredi.

Je garde ces photos, tant pis pour la mémoire saturée. Les dates parleront après.

 

Antoine Beauchamp