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Pontonx-sur-l’Adour, 28 février 2015.

Premières rencontres culturelles de La Fragua. Elles réunissent, pour cette table ronde consacrée au toro de combat, l’écrivain François Zumbielh, les éleveurs Matthieu Vangelisti et Jerónimo Astolfi, les journalistes et écrivains José Carlos Arevalo et Vincent Bourg Zocato.

 

François Zumbielh : 

Merci de participer à cet atelier, qui a comme thème principal le toro. Ça peut paraître un peu curieux, tant le toro est à la base, à l’origine même de l’art et de la passion qui nous réunit, mais ce n’est pas aussi évident qu’il n’y paraît. Quel est le statut du toro ? Quelle est sa représentation ? Le problème se pose car le toro est un équilibre entre ce qui est sauvage et ce qui est dû à la culture, à la sélection par l’homme. Le problème se pose aussi parce qu’ici, en France, dans la législation, le fameux alinéa 2 de l’article 651 du code pénal qui punit les sévices graves infligés aux animaux a considéré à l’origine que le toro était un animal domestique. On a ensuite remplacé cette définition par celle d’animal « tenu en captivité ». Mais c’est vrai qu’il y a là un problème, et que toutes les attaques des anti-taurins se réfèrent à ce statut de l’animal, en prétendant qu’au fond, le toro de combat est un animal « artificiel » puisqu’il est le produit de croisements, de sélections. La question est donc, qu’est-ce qui justifie la permanence de ce toro…

Jerónimo Astolfi :

Le toro est évidemment un animal sauvage, mais il vit dans le cadre d’une ganaderia, qui organise son environnement. Je pense qu’aucun autre animal ne vit aussi librement que le toro de combat.

Matthieu Vangelisti : 

Pour moi non plus, évidemment, ce n’est pas un animal domestique : je vous invite à venir caresser un toro brave… Bon courage ! Il n’y a pas de domestication dans le sens où le ganadero, chacun dans sa sensibilité, recherche la même chose : la bravoure, la sauvagerie, la fireza, la férocité, toutes choses qui vont bien évidemment à l’inverse de la domestication.

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José Carlos Arevalo :

Je pense que à l’origine, le toro était agressif, pas brave. L’agressivité du toro est un fait naturel. Quand les élevages se sont formés en Espagne, au XVIIème et XVIIIème siècles, on n’a pas distingué entre les animaux les plus sauvages et ceux qui étaient déjà un peu domestiqués. Il y avait un enclos, que les éleveurs de l’époque appelaient « le toril », où l’on gardait les plus sauvages, les plus agressifs de toute la manade. Le travail de l’éleveur, ça a été de transformer l’agressivité naturelle du toro en bravoure. La bravoure, c’est une agressivité qui se traduit par la charge la plus fluide possible, pour permettre l’exercice de la tauromachie. C’est alors que sont nés les élevages de toros de combat, les arènes, tout le monde de la corrida…

Pour nous, les aficionados, la bravoure c’est l’âme du toro.

Vincent Bourg Zocato :

Moi je me suis toujours posé la question suivante : depuis que le toro est apparu sur terre, il n’a jamais eu de prédateur naturel. Est-ce que c’est ça qui explique l’apparence pacifique du toro au campo ?

José Carlos Arevalo :

Le toro lui-même n’est pas un animal prédateur : il ne mange pas de viande. L’énigme, c’est que c’est le seul animal qui attaque sans être prédateur. C’était une énigme pour les anciens : pourquoi cet animal attaque si ce n’est pas pour se procurer de la nourriture ? Bien sûr le toro a une apparence très calme, dans les champs. Mais c’est une illusion. Le toro a le sentiment d’un territoire qu’il détermine autour de lui. Un cercle dont il décide que c’est un terrain qui lui appartient. Et il va défendre ce territoire si quelqu’un s’avise d’y pénétrer. En fait, le toro est beaucoup plus pacifique lorsqu’il est en groupe. Car alors le cercle imaginaire qu’il s’est tracé est moins grand à cause de la présence de ses frères. Mais s’il est seul, le cercle s’agrandit, et il attaque. En fait, le vrai mystère du toro, c’est pourquoi il attaque l’homme – généralement, pas aux autres animaux – lorsqu’il le voit pénétrer dans ce cercle. Et ça a dû jouer pour sa sacralisation, dans les premiers temps où il est devenu une divinité, parce qu’on voit bien qu’il attaque pour attaquer, pas pour des raisons « naturelles », comme pour se procurer de la nourriture. Le toro est un animal dangereux, sans justification. Comme un tueur innocent…

Les études qui ont été conduites prouvent que la majorité du bétail est venu d’Afrique, et s’est croisé avec le toro européen. Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que les taureaux domestiques et les toros braves viennent de la même origine. Lorsque les toros se battaient entre eux, les éleveurs les séparaient. Les toros agressifs étaient regroupés dans un même enclos, à l’écart des autres. Et la séparation définitive a lieu à la fin du 18ème siècle, et au début du 19ème, lorsque sur le marché, les toros pour combattre coûtent plus cher, ramènent plus d’argent que les taureaux domestiques vendus pour la viande. C’est à partir de là que l’on créé des élevages de toros de combat. Jusque là, ils étaient dans les mêmes campos, même si on réservait des enclos aux plus rebelles, aux plus agressifs.

Je pense que le toro de lidia est un animal sauvage, élevé dans un régime de protection humaine. L’éleveur est un écologiste práctico qui a su le garder dans une liberté protégée… Une députée écologiste française avait exigé, à Bruxelles, que tous les animaux aient droit à un espace qui corresponde à leurs caractéristiques biologiques. Mais le seul animal dans le monde occidental qui bénéficie d’un tel traitement, c’est le toro de combat. Tous les autres, à cause de l’intensification des élevages industriels et du prix des terres agricoles, ne bénéficient pas d’une telle largesse. En Espagne, selon la qualité du campo, c’est en moyenne un hectare par toro élevé !

Mais je voudrais revenir sur un point que Zocato a soulevé tout à l’heure, cette question du prédateur… Dans l’ordre écologique, c’est l’homme – en l’occurrence le matador – qui est le prédateur nécessaire du toro de lidia, indispensable pour maintenir l’équilibre de l’espèce.

Il y a quelques années, quand j’étais gosse, il y avait à côté de Madrid ce qu’on appelait la féria del campo. Ça servait une fois par an, mais les installations restaient là, comme une petite arène – aujourd’hui, c’est celle qui sert pour les gosses de l’école taurine – où l’on tientait des vaches domestiques, une race qui venait de Salamanque. Et on faisait en fait une contre-tienta : c’est à dire que celles qui chargeaient dans les capes et la muleta, celles-là on les envoyaient à l’abattoir. Exactement le contraire de ce qu’on fait dans une ganaderia brava !... Et il y en avait beaucoup qui chargeaient ! Pourquoi ils faisaient ça ? Pour que les vaches sélectionnées soient tranquilles dans le campo, qu’elles ne donnent pas de soucis aux éleveurs. Parce que à l’origine, quasiment tout le bétail chargeait, en Espagne…

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François Zumbielh :

Donc si je résume tout ce qui vient d’être dit, le toro est un équilibre, fluctuant comme tous les équilibres, entre la sauvagerie et le travail culturel des éleveurs. C’est à la fois le résultat d’une origine sauvage, avec une agressivité authentique, et le travail d’un éleveur qui maîtrise sa sélection, sa reproduction, et c’est dans ce sens qu’il y a, d’une certaine manière, un travail de « domestication »… La question qu’il faut se poser, c’est : est-ce que l’équilibre actuel vous paraît satisfaisant, ou y-a-t-il un début de déséquilibre ? Est-ce que l’aspect culturel n’a pas pris le pas sur les exigences de la bravoure ?

Vincent Bourg Zocato :

Je voudrais rajouter une autre question : est-ce que lorsque le toro attaque, c’est simplement parce qu’il se défend ?

Jerónimo Astolfi :

C’est très simple : il attaque par peur. Comme tous les gens qui défendent leur maison !

Vincent Bourg Zocato :

Oui, mais les autres animaux, quand ils ont peur, ils fuient !

José Carlos Arevalo :

Pour moi, la bravoure c’est le courage du toro.

Jerónimo Astolfi :

Ça, ça ne fait pas de doute !...

José Carlos Arevalo :

La peur et le courage sont intimement liés. Sans peur, il n’y a pas de courage. Et le courage, qu’est-ce que c’est ? Se livrer dans la charge.

Matthieu Vangelisti : 

Et le toro manso, c’est celui qui a plus de peur que de courage…

Jerónimo Astolfi :

Exactement !

François Zumbielh :

Est-ce qu’on ne pourrait pas dire, quand même, que le toro brave est celui qui charge, va de l’avant, s’engage et donc répond à la provocation de l’homme parce qu’il a été sélectionné pour ça. Le toro manso, au contraire, est incontrôlable, c’est celui qui « ne se prête pas au jeu ». Mais est-ce qu’au fond ce n’est pas parce qu’il a gardé son caractère sauvage primitif, sa répulsion par rapport au jeu que l’homme lui propose ?

José Carlos Arevalo :

Je crois que ce qui peut nous aider, c’est de comparer le toro avec le cheval. Il y a des chevaux de course, et des chevaux qui ne sont pas fait pour courir. Les chevaux de course courent plus vite et plus longtemps parce que l’homme les a sélectionné dans ce but.

François Zumbielh :

Ça me paraît très juste. Le problème, et ce n’est pas pour ça qu’il faut y renoncer, c’est que c’est l’argument principal des anti-taurins. Ils disent, ce toro actuel n’a rien à voir avec la nature, vous l’avez obtenu par sélection, comme les chevaux de course, ce n’est pas un animal naturel, c’est un produit de la génétique vétérinaire, et si l’on devait supprimer les corridas et qu’en conséquence ces toros disparaissaient, il ne serait fait aucun préjudice à la nature, car ces animaux sont artificiels…

Vincent Bourg Zocato :

Pour rester sur l’exemple des chevaux, et de la sélection, on n’avait encore jamais vu des chevaux de rejon aussi batailleurs, aussi braves : quand on voit que certains mordent les toros pensant la lidia, c’est bien le fruit là-aussi de sélections… Toi tu dis, Jerónimo, que les toros sont de plus en plus brave ?

Jerónimo Astolfi :

Sûr ! Je le constate chaque année dans mon élevage ! Depuis qu’on a séparé le bétail brave du manso, on n’a pas arrêté de sélectionner, de choisir d’abord la bravoure, et le résultat c’est qu’aujourd’hui, quand tu fais un tentadero, toutes les vaches chargent. Plus ou moins, avec des défauts ou pas, mais elles sont toutes braves.

François Zumbielh :

Certes, mais là, pour ta ganaderia, celle d’Astolfi, la caste est fondamentale. Mais est-ce qu’on ne peut pas dire que dans certains élevages, la caste s’est mélangée avec tellement de noblesse que ça finit parfois par poser un problème ? Quand il y a trop de douceur dans la charge, ne risque-t-on pas de voir l’émotion se perdre ? C’est l’équilibre dont je parlais tout à l’heure...

Matthieu Vangelisti : 

La corrida est un combat. Le toro est avant tout un « toro de combat ». Si la recherche de la noblesse, de la douceur dans les charges, va trop loin, le toro va se perdre, et la corrida avec lui.

José Carlos Arevalo :

Bien sûr, lorsqu’on recherche la noblesse, il faut prendre certaines précautions… Et faire la différence entre la « caste » et le « genio ». La caste, c’est l’agressivité offensive de la bravoure. Le genio, c’est l’agressivité défensive de la mansedumbre… La mauvaise caste, c’est la mansedumbre, c’est à dire le toro qui se défend, fuie les capes, le cheval, qui n’a pas le courage suffisant pour attaquer. C’est ce qu’on appelle le toro manso, que beaucoup d’aficionados aiment parce qu’il ajoute une valeur d’émotion   ajoutée dans ses difficultés. Comment le torero va-t-il résoudre ces problèmes ? Mais c’est une émotion morbide qu’il produit, bien différente de l’émotion légitime du spectacle de la bravoure. La première, d’une certaine manière, est illégitime : si le toro est dangereux, c’est parce qu’il ne se laisse pas toréer. Mais aujourd’hui, la bravoure est parfois dépréciée, pour des raisons liées à la lidia : la pique actuelle, même si elle est plus petite, coupe, tranche beaucoup plus qu’avant. Et on voit beaucoup de toros arriver aux banderilles – je ne parle même pas de la faena – pratiquement exsangues ! Mais ce n’est pas par manque de bravoure qu’ils s’arrêtent, se réservent : c’est par manque de sang ! C’est le sang qui transmet aux muscles la vigueur. Mais il y a un problème encore plus grave : les toreros d’aujourd’hui toréent infiniment mieux que les générations précédentes ! Ils toréent trop bien !

A suivre…