Pneu

Le plus grand des voyages, Jean-Michel Mariou

Longtemps, l’aficionado n’a pas voyagé. Ça ne se faisait pas. Les toros et les toreros venaient à lui, une fois l’an, pour la fête votive. Lui se contentait de compter les jours. La date du grand rendez-vous était comme une étoile, qu’il suivait l’année entière avec patience. Le jour dit, si ça ne marchait pas, si les toros sortaient poussifs comme, en crachotant, le dentifrice du tube épuisé, si les toreros avaient la tête ailleurs, éprouvés par un voyage trop chaotique ou par le plat de tripes à la madrilène de la veille, il fallait attendre un an de plus. Comme dans toutes les catégories de l’amour, il arrivait que la patience ne fasse pas tout : on avait attendu 364 jours, et il ne s’était rien passé. Avec tout ça, et selon l’importance du bourg, on pouvait très bien passer une vie entière sans voir toréer les gens qui comptaient. Une vie sans voir Belmonte et Joselito, une autre sans voir Manolete… Juste en en entendant parler. Et même quand elles venaient, les vedettes ne laissaient pas toujours sur le sable les miracles que les journaux voulaient bien rapporter. Ni même cette attention complice que parfois, l’on attendait d’eux. Juan Belmonte raconte que dans une petite ville où il toréait chaque année, un aficionado local avait décidé que le torero sévillan serait le parrain de son fils. Il ne lui avait pas laissé le choix. Chaque année, après la corrida, il lui amenait dans sa chambre d’hôtel, avec ce reproche étonné : « Mais quand te décideras-tu à en faire un chrétien ? » Chaque année, Belmonte déclinait, avec force arguments. Chaque année l’enfant grandissait, toujours en dehors des sacrements. Le jour d’un de ces étranges rendez-vous, Belmonte, pendant la corrida, prit un coup de corne assez sérieux. Revenu ensanglanté dans sa chambre, allongé sur le lit, il vit avec stupéfaction l’aficionado en question tirant son gosse par la main s’imposer dans la chambre, allonger l’enfant contre lui et disparaître pour aller faire une course. L’intimité reste une chose bien mystérieuse : pourquoi s’imagine-t-on parfois que les gens vous aiment au point d’élever vos enfants ?… On ne sait pas ce que le gosse a bien pu devenir, peut-être tueur en série, ou psychanalyste ? Mais là aussi, comme les sentiments, les vedettes ne faisaient que passer. L’aficionado se retrouvait bien seul. Il essayait, de toutes ses forces dans les jours qui suivaient, de retenir les images, les souvenirs, une phrase entendu, tout ce brouillard affectueux qui se dissipait inexorablement. Il relisait le journal du lendemain, attendait la revue mensuelle de référence à laquelle il était abonné, et qui bien souvent se contentait de trois lignes non illustrées pour rendre compte de « sa » corrida. Pour la suite, il fallait bien s’inventer le carburant des rêves : on écoutait la radio, au cœur de la nuit, on allait à la gare, les soirs de grands rendez-vous, pour attendre les dépêches d’agence, qui racontaient enfin Madrid, ou Séville, ou Valence.

Les premiers voyageurs, on le sait, furent au dix-neuvième siècle les militaires et les romantiques. En général, on était rarement les deux. Mais tous partageaient la curiosité pour un monde qu’ils découvraient, et le goût d’en raconter les choses vues dans d’interminables journaux de voyages. On fait souvent mine de s’émerveiller devant ces récits qui, le plus souvent, se ressemblent, se répètent, plombés par un même dédain stupéfait devant tout ce qui leur est étranger. Mais bien sûr, au milieu, on trouve de petites merveilles, qui permettent de comprendre qu’en ces prémices, le voyage servait surtout à illustrer les différences.

Paul Laurent n’est pas l’archétype de l’aficionado voyageur[1]. C’est un officier du 3ème régiment de chasseurs d’Afrique, et il commande une division de l’escadron de cavalerie qui accompagne l’archiduc Maximilien d’Autriche dans sa tournée du Mexique, dont il s’est proclamé Empereur, et qu’il prétend occuper avec l’aide des troupes françaises. Nous sommes en 1864, et cette visite de l’arrière-pays est évidemment ponctuée d’épisodes taurins. A l’hacienda de Las Cruces, tout ce beau monde assiste à la fête du marquage des toros. La méthode est mexicaine : le veau surgit dans la petite arène, où l’attendent deux cavaliers qui le capturent à l’aide de lassos. Une fois à terre, le veau est marqué du fer de l’élevage. La cérémonie est décrite par le menu, jusqu’à cet incident, rapporté par Paul Laurent : « L’hacendero, se tournant vers l’Empereur, lui dit qu’un des soldats français prétend que dans son village, on fait beaucoup mieux, sans avoir besoin de cheval ni de laço. Le chasseur me demande la permission, que je lui accorde, assez inquiet de savoir comment il s’en tirera et craignant surtout un échec devant des Mexicains. On fait sortir un taureau noir, maigre, ardent, nerveux. L’animal se rue, tête baissée, sur cet homme à pied, qui l’attend tranquillement les jambes écartées. Je ferme les yeux pour ne pas le voir tué, quand des bravos enthousiastes et les cris : Que viva el cazador ! me font regarder. Mon homme, saisissant le taureau par les cornes, l’a renversé d’un tour de main. Les bras roidis, un genou en terre, la lèvre supérieure légèrement retroussée, il crie par-dessus son épaule au marqueur : « N’aie pas peur, je le tiens »

Bien sûr, ce qui nous manque, hélas, c’est la suite : le récit que dût en faire, à son retour à Pomarès ou à Saint-Laurent d’Eygouzes, le chasseur aficionado, un dimanche de foire dans le bistrot du village : « Alors là, j’ai attrapé le toro par les cornes, je lui ai tordu le cou et il est tombé par terre. L’Empereur n’en croyait pas ses yeux ! » Regards en coin des voisins de comptoir : l’aficionado voyageur a ça de commun avec le pêcheur à la mouche qu’on n’a tout simplement pas envie de le croire : normal, on aurait tellement aimé y être, et on n’y était pas…

L’audace est longtemps restée une clé indispensable pour le voyage de l’aficionado. Avec, parfois, un soupçon d’inconscience. Au mois d’août 1947, le vicois Jean Fitte est en vacances à Guétary, sur la côte basque. Il a 27 ans. Un coup de téléphone de Manolo Chopera le décide à lacer ses chaussures de marche : Manolete toréé demain dimanche à San Sébastian ! Certes, la frontière est rigoureusement fermée, mais il y a des fois où il faut savoir faire plier l’Histoire : ce Manolete dont tout le monde parle, qui révolutionne depuis des années la tauromachie, Jean Fitte ne l’a jamais vu (« On ne faisait qu’en entendre parler ! »). Il reçoit ce coup de fil comme une convocation. Par les chemins des contrebandiers de la côte, il passe clandestinement la frontière, avec un ami du Club Taurin Vicois, et se retrouve à San Sébastian chez les Chopera. Changement de programme : finalement, Manolete ne toréé pas à San Sébastian mais à Santander, deux jours plus tard. Il en faut plus pour arrêter un jeune Fitte. On trouve donc un moyen de rejoindre Santander, et on fonce au Sardinero, l’hôtel des toreros. Mais comment approcher le Monstre ? En se faisant passer pour un journaliste français ! A cette époque et dans ces circonstances, c’était tout un sésame. Jean Fitte fait donc savoir au torero qu’un jeune reporter français est là, qui souhaite le rencontrer… Le mardi 26 août 1947, vers trois heures de l’après-midi, Manolete reçoit le jeune vicois dans sa chambre : il s’habille pour la corrida. Ils conversent un moment, puis Manolete lui dédicace une photo : « Por Juan Fitte, amistosamente, Manuel Rodriguez Manolete… ». Le lendemain de la corrida, Fitte repart en stop vers la frontière, repasse les montagnes à pieds en échappant à la guardia civil. « La photo, je l’ai gardée deux jours sous la chemise, sur ma poitrine, je ne voulais pas la plier. » Le 29 au soir, il arrive enfin sur la côte basque française, et rejoint ses amis pour leur raconter son épopée. Ses amis l’attendent dans un bar avec une drôle de tête et une terrible nouvelle : Manolete vient de se faire tuer l’après-midi même par un toro dans les arènes de Linarès…

Ce n’est qu’après ce tournant du vingtième siècle, avec l’invention de la prospérité, le développement de l’automobile et du guide Michelin, que les aficionados des trente glorieuses commencèrent à voyager systématiquement. L’Espagne était toujours fermée comme une huitre rance, les autoroutes n’y existaient pas encore, mais de radiateurs fumants en auberges douteuses, on s’organisait des expéditions taurines qui se transformaient parfois en folkloriques débâcles. On laissait un essieu du côté de Villarobledo, on perdait une roue à Aranda de Duero, la capote de la deuch dans une descente à Calatayud ou l’alternateur de la Dauphine en traversant Cordoue. Chaque ville était un décor de théâtre, un puzzle hostile et poussiéreux, mais comme les bourgeois anglais du XIXème, on aimait tout de ce sud fantasmé.

La fin du vingtième siècle vit le retour d’un autre romantisme. Saturés par les images de la télévision, on découvrit que voyager, ce n’était pas simplement multiplier les expériences de spectateurs. Ce qui naît dans ces années-là, c’est l’idée moderne que, voyager pour les toros, c’est d’abord se mettre en danger. Quitter ce monde qui n’en finit pas de s’effondrer, pour un autre, plus lumineux, plus exigeant, qui vous aidera à réfléchir à comment sauver celui-ci. L’aficionado voyage pour satisfaire ce besoin que l’homme libre et responsable ressent instinctivement sans toujours se le dire. Le danger dont nous parlons ici n’est pas physique. Ce que l’on remet en risque, c’est la petite vie étroite que la naissance nous laisse. A nous de gonfler nos poumons, de hisser notre existence à un degré moins médiocre, moins passif. Liberté ! On s'assied dans sa voiture, on claque la porte : ça y est, on est ailleurs... Pour cela, certains grimpent au sommet des montagnes, d’autres encore embarquent seuls sur des bateaux effrayants, nous, nous nous rapprochons des toros…

Au cours d’un hiver récent, je m’étais amusé à calculer le nombre de kilomètres que j’avais parcouru pendant la saison précédente, uniquement pour voir des toros. Le résultat était vertigineux. Un bon représentant de commerce en machine à cercler les conserves doit tourner dans ces eaux-là. Alors ce terrible bilan carbone valait-il toutes ces après-midi d’ennui et de déceptions ? Bien sûr ! répond sans hésiter l’Aficionado : « Un homme qui n’est ni torero ni aficionado, c’est presque comme s’il était raide mort, entouré de quatre cierges. Dans les rues, on voit beaucoup de types morts, des types qui portent, cloués aux quatre coins du cœur, quatre cierges noirs, comme quatre banderilles de châtiment. »[2].

Jean-Michel Mariou

[1] Les taureaux de l’Amérique espagnole, par Emmanuel de Monredon, UBTF 2014

[2] Camilo Jose Cela, L’Aficionado, Verdier 1992