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Un avril à Séville (13)

 

 

Mercredi 13 avril : Victorino passe à l'orange !...

Deux heures du matin, calle San Fernando. Les dalles grises du pavement luisent sous les lueurs jaunes de l'éclairage public. L'humidité est partout. Il a plu presque toute la journée, sauf pendant la corrida. L'air est maintenant plus léger, les senteurs contrariées d'oranges et de jasmin remontent doucement du sol. La rue est presque déserte, comme toute la ville. Ceux qui ne sont pas à la Feria, serrés dans la chaleur moite des cassettes pour échapper à la boue des trottoirs du ferial, sont rentrés chez eux, au sec. A quelques mètres devant moi marche une jeune femme en robe de gitane. Robe sombre, quelques volants soutenus de dentelles blanches, le dos très décolleté. Elle est seule, et elle ne marche pas tout à fait droit. La tête haute elle va légèrement sur la droite, puis revient légèrement sur la gauche. Elle doit se repasser les conversations et les fous rires de la soirée, les danses et les brindis. Je me décale légèrement, et je vois qu'elle sourit. On sait qu'elle est un peu ivre parce qu'elle a complètement oublié son portable, qu'elle ne marche pas en le "lisant" comme font aujourd'hui, hélas, jeunes et vieux.
Plus loin, je croise un jeune homme, la trentaine très bien mise, costume de bonne coupe, cravate. Il revient lui aussi de la Feria, par un autre chemin. Sur le trottoir détrempé, il marche lentement, en chaussettes, comme si de rien n'était. Il tient avec classe ses deux chaussures dans la main droite.
Derrière le Palais de Justice, de l'autre côté du boulevard, on aperçoit un abri de bus éclairé. Il accueille un bouquet de jeunes filles en robes multicolores, serrées les unes contre les autres. Elles attendent le C4, qui les mènera vers Macarena ou le Parc Alamillo. Dans l'obscurité brillante du boulevard, cela fait comme une vitrine vive. Elles rient soudain, toutes ensemble, et c'est la ville entière qui résonne...

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Ce mercredi est un dimanche. C'est un jour férié pour la province de Séville, qui se consacre à sa Feria. La plupart des commerces sont fermés, et le rythme de la ville a ralenti jusqu'à s'arrêter tout à fait. Vers midi, la rumeur court les murs de Facebook : aux arènes, le reconocimiento des toros de Victorino Martin pour la corrida de cet après-midi se passerait mal. On aurait même en catastrophe fait venir, depuis le Cortijo de Arenales, à Morón de la Frontera, des toros du Conde de la Maza pour compléter le lot. Las ! Une demi-heure plus tard, le communiqué de presse de la Maestranza présente le sorteo de la corrida du jour : sept Victorinos. C'est curieux, chez les marins, ce besoin de faire des phrases...

 

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Douzième corrida de l'abonnement. Deux tiers. Six toros de Victorino Martin pour Manuel Escribano, peau d'aubergine et noir (silence et deux oreilles symboliques du toro gracié), Morenito de Aranda, cacolac et or (silence et silence) et Paco Ureña, rose Petit Poney et or (deux oreilles et silence)

La corrida de Victorino Martin était une des plus attendues de la Feria. On a bien fait d'attendre. On avait oublié ce sentiment tendu et fort quand un vrai toro est en piste.
Bien sûr, le premier a connu le même sort que François Hollande : applaudi à son entrée en piste, il est sorti sous les sifflets (mort, ce qui fait quand même une différence). Mais les tourmentes de la déception s'étaient encore une fois posées là, sur nos épaules, comme de vieux corbeaux déplumés... Il faut dire que le Tió pesait 606 kilos ! Il souffrit certainement de ce surpoids, même si dans la faena, il rappela sans cesse à Escribano qu'il était d'un sang légèrement différent de celui qui trustait le sable du Barratillo ces jours derniers. Au point de l'attraper à la sortie d'une série, presque sans bouger, comme s'il se contentait d'allonger le cou pour l'envoyer au ciel d'un coup de corne, heureusement sans dégâts, dans la fesse gauche.
Mais dès que le second sortit en piste, on sentit que quelque chose changeait. Le toro se grandit sous le fer de Paco Quinta, et l'on assista au premier tercio de piques digne de ce nom de toute la Feria. Deux piques prises de loin, avec un véritable engagement au cheval. On avait oublié combien cela pouvait être beau... Dans la faena, Pesadora mit noblement et avec force la tête dans la muleta de Morenito de Aranda, qui tira quelques bonnes séries, puis manqua de fermeté et finit légèrement sur les bordures. Grand dommage : quand on voit si peu de perdreaux, autant ne pas les laisser passer !... Bis repetita à son second, qu'il ne comprit à aucun moment.
La muleta de Paco Ureña, au contraire, eut l'autorité nécessaire et la justesse que demandait l'excellent Galapagueña, bien piqué par Vicente González. La faena fut importante, des deux mains. Estocade fulminante, deux oreilles. On aurait même pu accorder un tour d'honneur au toro mort.
Dès les premières passes de cape, on vit que Cobradiezmos, le cárdeno sorti en quatrième position, mettait la tête dans les leurres avec franchise et opiniâtreté : tout d'un grand toro. Il prit deux belles piques, remplit aux banderilles l'arène de sa présence massive, et s'engagea dans la muleta d'Escribano, vibrant de caste, avec une extraordinaire classe. Il faisait l'avion, mais comme un A340 en bout de piste : quatre réacteurs à pleine puissance... Sur la corne droite, sur la corne gauche, le Victorino imposa sa présence, son envie, sa terrible fougue, sans montrer le moindre signe de fatigue ou de résignation, et la question maudite finit par se poser bruyamment... Les gradins prirent feu, et le mouchoir orange tomba : indulto ! La grâce pour ce grand toro... Bien sûr, à voir derrière moi la tête de mon maître Barquerito, on comprenait que la dispute avait déjà commencé, sur le fait de savoir si cet indulto était ou non mérité. On laissera les palabres aux autres, et on se contentera de savourer le moment, comme on avait dégusté la faena...
Tout au plus notera-t-on qu'avec ce toro de Victorino, Séville graciait le second toro de son histoire, après Arrojado, le Nuñez del Cuvillo de Manzanares le 30 avril 2011, qui était à peu près le contraire de celui d'aujourd'hui...

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Miscellanées gourmandes à Séville (14)
La Mamela...
Dissipons d'abord : le nom du restaurant choisi aujourd'hui n'a rien à voir avec ce que nous écrivions hier dans le numéro 12 de "un avril à Séville" à propos d'Isabel Pantoja.
Sauf le respect, una Mamela, en andalou de Cadix (c'est à dire en gaditan), ça peut signifier deux choses : soit un amas de rochers où se logent les coquillages, soit, et ça n'a rien à voir, une bonne personne, un bon vivant, quelqu'un qui aime la vie, ses amis, et boire des coups...
La Mamela est un nouveau restaurant, qui n'existe que depuis trois mois, situé au coin de la rue Pastor y Landero et de la calle Arenal, derrière les arènes, et juste en face du Septimo, l'autre grande découverte de cette Feria 2016, dont nous avons déjà fait l'éloge ici, et qui est devenu notre QG d'après corrida.
A la Mamela, il faut aller pour manger du thon. Ne pas s'effrayer du décor moderne et clair : c'est la tendance des nouveaux restaurants de Séville, qui veulent à tout prix se présenter comme le contraire des tavernes sombres et graisseuses d'antan. Plus de jambons qui pendent aux plafonds, plus de tables noires, huilées et pégueuses. Des murs blanc, du bois clair, du verre et du design.
La principale part de la carte est ici dédiée au thon et à ses déclinaisons. On le préférera cru en tartare, ou cru en préparation picante. Un conseil, ne faites pas le merle comme on l'a fait, en chauffant le cuisinier sur le mode : "Picante ? Pero picante, hé ! Que sea Picante !..." Parce qu'on a dû l'agacer, et du coup, le résultat tenait plus de la ceinture d'explosifs que des nuances promises sur la carte. Mais c'était notre faute...
En entrée, l'escabèche de poulpe, très citronnée, ne manque pas d'intérêt.
Enfin, les serveurs, malgré un tablier ridicule, et le cuisinier, sont adorables.
La Mamela, Arenal 1, tel 609 120 911

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